14. Bourgeoisie et révolutions

En dépit d’une première tentative ratée de dérégulation des marchés du grain en 1776, la bourgeoisie persista à réclamer son retour jusqu’en 1787. Cette année-là, la spéculation fut réintroduite, ce qui provoqua comme à l’accoutumée de nombreuses famines. Afin d’y remédier, le roi Louis XVI fut contraint d’importer des bateaux entiers remplis de blé en provenance des Etats-Unis, mais la crise alimentaire n’en fut ainsi qu’à peine amoindrie, et le peuple était mécontent.

Les ennemis du roi s’en réjouissaient. Afin d’attiser les colères, le duc d’Orléans provoqua de nombreuses opérations spéculatives sur le blé français. Il fit appel, pour y parvenir, aux services financiers d’une banque anglaise : la Turnbull and Forbes de Londres, comme en témoignent les travaux d’Olivier Blanc.

Aux armes, citoyens

On dit souvent que les révolutions n’éclatent que lorsque le peuple a faim. La société française était donc enfin prête à s’embraser. C’est alors que le franc-maçon Camille Desmoulins entreprit, le 12 juillet 1789, d’inciter le peuple de Paris à la révolte. En quelques heures à peine, la foule qu’il mobilisait devint incontrôlable. La Révolution française était entamée.

Dans la foulée, la bourgeoisie levait le voile sur sa propre armée, composée de près de 48 000 membres dirigés par franc-maçon Gilbert du Motier de La Fayette. Cette milice paramilitaire intitulée « la Garde Bourgeoise » était chargée de préserver les intérêts des plus riches dans le cadre de la Révolution.

Après la prise de la Bastille, les révolutionnaires installèrent leur propre gouvernement, dirigé par le franc-maçon Jean Sylvain Bailly. Mais la colère du peuple ne faiblissait pas. Ses revendications sociales étaient de nature à inquiéter les bourgeois. Ils rachetèrent alors tous les fusils du peuple à bon prix. L’opération, bien que coûteuse, fut un véritable succès car le peuple était enfin désarmé, et la Garde Bourgeoise devint ainsi la seule force capable de contrôler militairement le terrain. Toutefois, afin de ne pas trop exacerber les colères, celle-ci fut pudiquement renommée « Garde Nationale », mais le peuple en fut soigneusement écarté par de trop couteux droits d’entrée.

Domination bourgeoise

Au contraire de ce que l’on imagine trop souvent, la Révolution française n’a pas servi les intérêts du peuple de France. La loi Le Chapelier et les décrets d’Allarde ont supprimé de nombreuses protections sociales dont bénéficiaient jusque-là les petites gens. Parmi elles se trouvaient certaines réglementations qui fixaient des taux de rémunération minimaux, ainsi que des conditions de travail respectables que les corporations se consacraient à faire respecter. Ces dernières avaient également bâti de vastes systèmes de formation afin de permettre aux ouvriers de monter en compétence, ainsi qu’un système d’assurance chômage et d’assurance maladie qui a disparu après la Révolution.

La loi Le Chapelier fixait enfin dans le marbre l’interdiction de se syndiquer, tandis que les décrets d’Allarde déréglementaient définitivement le marché du grain. Face aux famines que cela provoquait, et surtout face à la colère du peuple, le comte de Mirabeau ordonna – en bon physiocrate qu’il fut – de réprimer le peuple à coups de fusil. La Révolution était terminée, et le peuple l’avait perdue. Le suffrage censitaire n’ouvrait finalement de droits civiques qu’à la faveur des plus riches : « Silence aux pauvres ! » titrait à cet égard l’ouvrage passionnant d’Henri Guillemin consacré aux évènements révolutionnaires.

Après l’exode rural, le sort du peuple n’était plus que de travailler au fond des mines ou à l’usine. En raison de l’absence de réglementation, les conditions d’hygiène et de sécurité étaient généralement déplorables. Les gens travaillaient près de soixante-douze heures par semaine, en assumant le risque de tomber malade ou de se blesser fréquemment sans bénéficier d’aucune couverture sociale.

Les faibles rémunérations ne permettaient pas au peuple de se loger dignement, de se vêtir ou de manger convenablement. La plupart des travailleurs souffraient de malnutrition, comme en témoignent les travaux de Georges Duveau ainsi que ceux du médecin français Louis René Villermé, qui constatait un écart de croissance proche de 13 cm entre les enfants de bourgeois et ceux des familles ouvrières[1].

Libre concurrence et dérégulation

Pourquoi les patrons faisaient-ils vivre un tel enfer à leurs ouvriers ? Était-il nécessaire que de les exploiter ainsi ? La réponse est en partie systémique, puisqu’en ce temps-là l’économie française était « libre » et dérégulée. Mécaniquement, cela donnait l’avantage aux pires pratiques sociales au détriment des meilleures.

Pour le comprendre, imaginons le cas d’une société A, concurrente d’une société B dans le domaine du textile par exemple. Un jour, la société A décide de réduire le salaire de ses employés afin de vendre son produit moins cher que celui de son concurrent. Pour rester compétitive, la seconde entreprise n’aura pas d’autre choix que d’aligner sa propre politique salariale sur celle de son adversaire. C’est ainsi que les baisses de salaires se généralisent.

Il se passe de nos jours exactement la même chose dans le cadre de la mondialisation. Notre pays s’aligne peu à peu sur les pires pratiques sociales de notre planète, et nous sommes contraints par conséquent de renoncer à notre code du travail. Au nom de la compétitivité mondiale, nous devons travailler de plus en plus pour des salaires toujours plus faibles.

L’époque actuelle ne souffre donc pas tant de l’internationalisation des échanges – inhérente au progrès technique – que de la dérégulation systématique de l’économie qui l’accompagne. Je crois donc utile de le dire : la dérégulation de l’économie n’est pas quelque chose de naturel, au contraire de ce qu’on entend parfois. Elle résulte au contraire d’une volonté politique délibérée, et nous n’y sommes parvenus que parce que nos élites ont volontairement conçu, rédigé et signé, avant de faire appliquer législativement de nombreux traités dits de « libre-échange », dont les conséquences sociales sont aujourd’hui très semblables à celles que nous connaissions au XIXe siècle.

Socialisme et justice sociale

En ce temps-là, le peuple de France avait compris que son destin s’apprêtait à emprunter l’une des deux trajectoires suivantes : la première était de se soumettre aux règles de l’économie dérégulée, ce qui impliquait d’en assumer toutes les conséquences sociales. La seconde était de s’y opposer, et d’exiger que l’économie française se mette au service du peuple, et non l’inverse.

Tel fut le point de départ intellectuel du socialisme que Pierre Leroux définissait comme « ce qui est contraire à l’individualisme ». Il s’agissait donc, selon lui, de s’opposer au libéralisme dont le moteur n’est autre que l’égoïsme et l’intérêt privé afin de privilégier l’intérêt de toute la communauté. Par la suite, le socialisme a engendré de nombreux autres courants qui n’étaient pas forcément tous d’accord sur la manière dont l’économie devrait être régulée. Les communistes pensaient qu’il fallait abolir la propriété privée de tous les moyens de production afin que les bénéfices puissent profiter à l’ensemble de la société, tandis que d’autres branches plus modérées préconisaient de réguler les marchés tout en taxant les bénéfices afin qu’ils soient partiellement redistribués au peuple.

Dans cette optique, la plupart des socialistes ont défendu l’idée d’un Etat puissant, capable de promouvoir la justice sociale. Celui-ci pouvait être, selon les sensibilités, national ou bien supranational. Dans le premier cas, le sommet de la pyramide étatique demeure relativement proche de sa base. Dans le second cependant, l’Etat peut devenir un monstre d’oppression bureaucratique plus terrible encore que ne le sont les marchés.

Lutte des classes et progrès social

La question de savoir à quelle branche appartenaient les ouvriers en ce temps n’a pas beaucoup d’importance, car la priorité était de lutter contre la tyrannie bourgeoise, par tous les moyens possibles, et d’améliorer sensiblement les conditions de travail du peuple.

En 1831, la préfecture du Rhône accepta de recevoir une délégation d’ouvriers dont les revendications n’étaient autres que de mettre fin à l’effondrement des salaires. C’en était déjà trop pour les bourgeois qui exigèrent la démission du Préfet. Ce dernier fut rapidement remplacé, car les décrets d’Allarde n’autorisaient pas l’Etat et ses représentants à se mêler ainsi d’affaires économiques privées.

Désespérés, les ouvriers se mirent en grève. Dans la foulée, la Garde Bourgeoise fut mobilisée avec l’ordre de tirer sur la foule. Telle fut la réalité sociale du XIXe siècle, parsemée de massacres et d’épisodes semblables. Le mois de juin 1848 en fut l’une des plus terribles illustrations, tandis que près que 40 000 soldats réprimèrent le peuple à coups de fusil. On déplorait alors plusieurs centaines de morts et quelques milliers de blessés.

Ce que l’histoire de France nous enseigne, c’est que le progrès social s’est imposé au prix fort. Celui du sang et des larmes, dans un rapport de force féroce. Afin de calmer les conflits, le suffrage universel masculin ne fut finalement concédé au peuple qu’en 1848. Le droit de grève fut arraché quelque temps plus tard en 1864. En 1910, la retraite à 65 ans fut instaurée, puis, en 1919, la semaine de quarante-huit heures. Les allocations familiales sont finalement apparues en 1932. En 1936, le temps de travail hebdomadaire fut réduit à seulement quarante heures. Les premiers congés payés furent également instaurés. Le minimum vieillesse (AVTS), l’assurance maternité (loi du 17 juin 1942), le salaire minimum (loi du 4 octobre 1941), l’élargissement de la retraite et l’instauration de la retraite par répartition (loi du 14 mars 1941) ainsi que la médecine du travail (loi du 23 juillet 1942) sont apparus sous Pétain, et ce n’est enfin qu’en 1958 que fut instaurée l’assurance chômage.

Il aura donc fallu plus d’un siècle de luttes sociales avant d’obtenir un tel résultat. Un siècle d’efforts et de sang versé. Afin d’y parvenir, le peuple de France a fait preuve d’un certain nombre de qualités sur lesquelles je crois nécessaire de revenir :

  • La cohésion, d’abord, car il n’est possible de tenir tête à l’Etat bourgeois qu’en faisant preuve d’une exemplaire solidarité dans la lutte.
  • La capacité d’auto-formation militante, qui permettait aux Français d’avoir conscience des principaux enjeux politico-économiques de l’époque.
  • Le sens du sacrifice, enfin, dont il fallait être doté, puisque de nombreux ouvriers sont morts pour défendre nos intérêts.

Puissent ces qualités nous inspirer dans nos propres luttes.

Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.

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[1] Louis René VILLERME, « Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie », 1840.

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