06. Dictature marketing

Nos instincts conformistes font le bonheur des communicants, qui connaissent l’art et la manière de les exploiter aisément. Afin d’y parvenir, l’une des techniques les plus répandues consiste à placer un produit de consommation entre les mains d’une célébrité. Il n’en faut généralement pas plus pour qu’une proportion considérable d’individus ressente le besoin irrésistible d’en faire l’acquisition. Il s’agit d’un réflexe d’imitation comportementale dont nous ne pouvons jamais totalement nous défaire.

L’entreprise Lidl y fit appel en 2019, afin d’assurer la promotion d’une paire de chaussures. Le chanteur Booba s’était alors affiché sur internet afin de mettre sa notoriété au service de la publicité du produit. La réaction fut rapide : en quelques heures à peine, de nombreux fans s’étaient rués en magasin afin d’en faire l’acquisition. Mais la pénurie en fit monter le prix rapidement : la paire de baskets, initialement vendue 12,99€, se négociait alors aux enchères à plus de 1 200€ sur le Net. On voit bien ici à quel point nos instincts conformistes l’emportent sur la raison et la tempérance.

What else ?

En 2007, la marque de café Nespresso s’était associée à George Clooney dans le but de promouvoir sa gamme capsulée. Le choix de cet acteur était avisé : George Clooney est un acteur de talent, séduisant et riche de surcroît. Il incarne donc à merveille le concept du « winner » à l’américaine. De plus, le public de cet homme correspond au segment de marché que Nespresso envisageait de cibler. Afin d’y parvenir, les communicants décidèrent d’exploiter nos instincts d’imitation comportementale, dans le but de nous inciter à consommer le même produit que l’acteur. C’était l’idée, mais est-ce que ce genre de procédé fonctionne véritablement ? Les gens sont-ils suffisamment malléables pour reproduire aveuglément le comportement apparent qu’une célébrité met en scène dans le cadre d’un spot publicitaire ?

Lorsqu’on interroge le grand public à ce sujet, celui-ci se déclare « insensible à la pub » dans plus de 90 % des cas. On pourrait donc imaginer que la pub n’est pas efficace. Mais pourquoi dans ce cas les grandes marques persistent-elles à miser si gros sur le marketing[1] ? Spoil : parce qu’en réalité – et en dépit de ce que les gens peuvent penser –, la publicité se révèle être très efficace, même lorsque le public n’en a pas conscience. Pour le comprendre, il faut avoir quelques notions de psychologie élémentaire en tête.

Le Conscient, le Surmoi et l’Inconscient.

En 1923, le fondateur de la psychothérapie Sigmund Freud posait le principe d’une division tripartite de notre conscience humaine[2].

Le « surmoi » est la part la plus socialement construite de notre personnalité. C’est elle qui se charge de modérer nos comportements dans le cadre de la morale. Elle se charge d’insuffler en nous de nombreux réflexes de politesse, et nous rend sensibles au respect des règles de vie commune, ainsi qu’à la hiérarchie.

L’« inconscient » renferme quant à lui nos pulsions, nos instincts primaires et l’ensemble de nos tentations naturelles. Pour Freud, l’inconscient est « la part la plus sombre et impénétrable de la personnalité humaine ». C’est un lieu de « chaos, une marmite pleine d’émotions bouillonnantes qui s’emplit d’énergie sur la base de nos pulsions ». L’homme, ajoutait-il, ne peut jamais se défaire totalement de ses tentations, car celles-ci lui procurent du plaisir lorsqu’il s’y soumet.

Le « conscient » désigne enfin la part la plus douée de raison qui nous caractérise. C’est lui qui nous permet de comprendre qu’il n’existe pas de rapport logique entre le fait de boire du café d’une part et le succès social d’un acteur qui en consomme d’autre part. Cet état de conscience tempère par conséquent nos instincts conformistes et nos réflexes d’imitation comportementale, grâce à sa forte capacité de raisonnement.

Il convient cependant d’être clair : la capacité modératrice du conscient ne nous émancipe jamais totalement de l’influence de l’inconscient. Ces deux influences contradictoires cohabitent l’une avec l’autre, ce qui signifie que nous restons perpétuellement soumis aux tentations de notre inconscient, qui continue d’effectuer tout ce pour quoi il est fait : mettre en rapport le comportement des « winners » avec le succès social qu’ils semblent obtenir. Quoi que nous puissions en penser, et quelle que soit notre capacité de raisonnement, l’inconscient ne s’arrête jamais d’insuffler dans notre cerveau l’idée selon laquelle il existe un rapport direct entre le succès de monsieur Clooney et la consommation de café qu’il met en scène dans le cadre d’un spot publicitaire. Ce n’est certes pas rationnel. Ce n’est pas contrôlé. Mais ça fonctionne très bien, et ça nourrit en nous de puissantes tentations.

Ils rêvent de construire un monde de consommateurs

Les communicants de chez Nespresso n’ont rien inventé. Ils se sont contentés d’apprendre ce que n’importe quelle école de commerce peut enseigner : l’être humain est tiraillé par d’innombrables contradictions qui opposent sa conscience à l’imaginaire que ses instincts lui suggèrent. Le but de la publicité moderne n’est à cet égard qu’en de rares occasions de s’adresser à notre conscience rationnelle. Il s’agit plutôt de s’adresser à notre inconscient, afin de nourrir en nous – et malgré nous – nombre de tentations.

La bonne nouvelle, c’est que nous sommes capables de résister à nos tentations. C’est heureux, car dans le cas contraire nous serions tous inaptes à la vie sociale. On se soumettrait au seul diktat de nos émotions, et nous serions condamnés à vivre comme des sauvages. Seulement voilà : nous apprenons dès l’enfance à nous contrôler. Nous apprenons la politesse. Nous apprenons le partage. Nous apprenons le consentement mutuel. Nous apprenons à réfréner nos pulsions et, ce faisant, nous musclons l’influence de notre « surmoi » au détriment de notre inconscient dominé. Cela contribue à nous rendre plus autonomes et libres. Mais cela n’est pas naturel. Cela s’enseigne dans le cadre d’un long processus éducatif, qui ne prend généralement fin qu’à l’âge adulte.

Il paraît donc logique que les publicitaires considèrent les enfants comme un public facile, car ceux-ci n’ont pas encore appris à se défaire de leurs pulsions primitives. Ils sont émotionnels, instinctifs et très spontanés. Ils sont donc particulièrement influençables. Bref, ce sont des enfants, et ils n’apprendront à se maîtriser que bien plus tard, au grand dam du système qui gagnerait à ce que l’on végète indéfiniment dans un état de « puérilité mentale », car l’économie est soumise à ses propres impératifs, celui de la croissance notamment, qui suppose que l’on produise et que l’on consomme toujours plus. Nos vertus modératrices et le système capitaliste forment donc une dichotomie.

Décadence morale, victoire du Capital

On ne sera donc pas surpris par l’adhésion quasi totale des institutions du monde moderne à l’idéologie « progressiste » – mal nommée au passage, mais c’est ainsi qu’on la nomme – qui promeut la déconstruction systématique de tout l’héritage moral et culturel des Européens au bénéfice d’une libération croissante du désir, des pulsions, et de toutes les formes de tentations possibles et imaginables. Et tant pis si cela ensauvage notre société. Tout ce qui compte à présent, c’est qu’on se laisse convaincre de consommer. Tout ce qui compte, c’est que l’on se laisse aveuglément guider par notre propre inconscient, et qu’on se soumette à ses aspirations sans résistance. Les communicants se chargeront de le stimuler à souhait. De cette façon l’individu moderne se trouvera toujours là où il est attendu, avec le bon produit de consommation au fond du chariot, et le bon bulletin de vote à glisser dans l’urne.

Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.

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[1] En 2021, les dépenses publicitaires mondiales représentaient près de 600 milliards de dollars, soit près du double du budget mondial 12 années plus tôt, en 2009, selon la société Magna Global.

[2] Dans un but de simplification, j’ai volontairement amalgamé les deux topiques successives élaborées par Sigmund Freud en 1900 et en 1923.

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