03. Fascinantes réussites

Certains individus sont indéniablement dotés d’un plus grand charisme que d’autres. Pourquoi ? C’est la question que je me suis posé en consultant le classement des personnalités les plus admirées du monde. Parmi elles se trouvent un certain nombre d’entrepreneurs tels que Steve Jobs ou Elon Musk, mais aussi quelques politiciens tels que Barack Obama, ainsi que des artistes et des sportifs de très haut niveau. Leur point commun n’est autre que l’exceptionnelle réussite de leur carrière respective. Ils possèdent presque tout ce dont nous rêvons inconsciemment : l’abondance financière, le confort matériel, l’accomplissement personnel et la validation sociale.

L’engouement qu’ils suscitent se traduit de nombreuses façons. On peut notamment trouver dans la presse mondiale une quantité considérable d’articles, de biographies et de portraits qui leur sont consacrés. Le sujet est très lucratif, car le grand public est friand d’histoires et d’anecdotes de toutes sortes qui permettent de mieux connaître l’intimité de ces gens. Qui sont-ils réellement ? En quoi croient-ils ? Quelles sont leurs convictions ? De quelle façon vivent-ils au quotidien ? Si ces questions fascinent à ce point les foules, c’est qu’il y a des raisons de nature anthropologique, comme le confirment les travaux du professeur Joseph Henrich.

Propagation sociale des meilleurs comportements humains

Joseph Henrich est un spécialiste de la psychologie évolutive qui dirige un département consacré à sa propre discipline au sein de la prestigieuse université d’Harvard. Il s’est consacré, dans un ouvrage intitulé L’Intelligence collective[1], à rappeler qu’aucun individu ne peut évaluer « par lui-même » l’exactitude de toutes les croyances sociales auxquelles il adhère. Il est de ce fait contraint au conformisme et n’a pas d’autre choix que de puiser dans son entourage ses propres références culturelles, morales, esthétiques et comportementales. Pour ce faire, l’individu doit prendre soin de bien sélectionner les modèles dont il s’inspire, au risque de reproduire des croyances et des comportements délétères. Afin de l’aider dans ce choix crucial, ses instincts le prédisposent à concentrer son attention sur ceux qui semblent au sein de sa communauté trouver le plus grand succès.

Ce phénomène peut être observé au sein des tribus les plus primitives d’Afrique et d’Océanie. Chez elles, les meilleurs chasseurs-cueilleurs suscitent l’admiration de leur entourage. Ils deviennent ainsi la « référence » de toute la communauté qui leur consacre le plus clair de son attention. D’une certaine façon, ces gens-là sont les Steve Jobs et les Elon Musk de leur propre clan. Leur communauté les observe, et, ce faisant, elle a tendance à les imiter. Il s’agit le plus souvent d’un phénomène inconscient qui favorise la propagation des meilleurs comportements au détriment des mauvais.

De nombreuses autres espèces procèdent exactement de la même façon[2]. C’est le cas notamment des singes et des félins. Il s’agit là d’un mécanisme élémentaire d’apprentissage observationnel, accompagné d’instincts naturels d’imitation comportementale, qu’il me semble tout à fait essentiel de comprendre si l’on veut appréhender le fonctionnement de nos sociétés. Sous son influence, nous avons généralement tendance à trouver la personnalité de Will Smith plus inspirante que celle de notre concierge. De la même façon, les citations que l’on peut parfois trouver sur Internet nous semblent naturellement plus pertinentes lorsqu’elles sont attribuées à Steve Jobs plutôt qu’à un simple inconnu, fût-ce de manière abusive.

La forme au détriment du fond

Cette façon de se conformer aux autres est-elle saine ? Oui et non. Elle l’est dans une certaine mesure, parce que l’homme n’a pas les moyens d’évaluer personnellement l’exactitude de toutes les croyances sociales auxquelles il adhère. Il est donc tout à fait normal qu’il se fie au succès apparent de ceux qui se réclament de telle ou telle croyance ou comportement avant de finalement l’adopter. Le problème, c’est que la reconnaissance sociale et le statut des individus ne reflètent pas forcément la qualité des propos qu’ils tiennent : ce n’est pas parce que Sandrine Rousseau est riche qu’elle ne dit pas n’importe quoi sans cesse. Ce n’est pas parce que Bernard-Henri Lévy est un habitué des plateaux télévisés que son avis est forcément pertinent. Pourtant, ces deux personnages peuvent être pris au sérieux en raison de ce qu’ils incarnent médiatiquement : un député élu du peuple, un philosophe, un spécialiste des questions internationales, un professeur d’université… Notez que j’ai volontairement choisi ici deux exemples clivants pour illustrer mon propos. Il existe cependant de nombreuses autres figures qui brillent par leur apparence au détriment de leurs compétences.

Les apparences sont trompeuses

Bien sûr, les apparences sont trompeuses. N’importe qui peut se donner l’apparence du succès en dépit de ses lacunes. Il suffit pour y parvenir d’apprendre à imiter ceux qui sont compétents : ils sont généralement confiants, et ils parlent avec beaucoup d’assurance. Ils ne bégaient pas lorsqu’ils s’expriment. Leur regard est franc. Ils semblent ne jamais douter de rien. Leur posture et leur tenue vestimentaire inspirent la confiance, et ils n’ont pas peur de défier leur entourage. Lorsqu’on y réfléchit, les signes de la compétence peuvent être simulés avec aisance lorsque l’on est un bon acteur.

Les communicants l’ont parfaitement compris : ils se contentent le plus souvent de s’exprimer avec assurance, et usent de leur charme afin de partager leurs croyances. C’est très efficace. Il n’en faut généralement pas plus pour persuader les gens de voter, d’agir et de consommer d’une certaine façon.

Si vous êtes friand de débats télévisés, vous avez sans doute déjà remarqué que les gagnants de ces joutes verbales ne sont qu’en de très rares occasions ceux qui maîtrisent le mieux leur sujet. Il s’agit au contraire de ceux qui font le plus preuve de charisme. S’il fallait donner un conseil à tous ceux qui rêvent de se lancer dans une carrière politique, ce serait de travailler leur apparence plutôt que le fond de leur message, car les électeurs sont incapables d’en évaluer la véritable pertinence. L’inconscient populaire se concentre en priorité sur le « non verbal », par instinct, comme nous l’impose notre nature commune. C’est pourquoi les hautes sphères d’influence sont généralement fréquentées par de bons communicants, au détriment des experts et des spécialistes. Je ne prends aucun plaisir à le dire, et moins encore à le constater. Je crois simplement qu’il n’est pas possible de comprendre les travers de notre société sans avoir préalablement pris conscience de ce phénomène.

Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.

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[1] Joseph HENRICH, L’Intelligence collective, 2019.

[2] Elisabetta MONFARDINI, « Model-observer similarity, error modeling and social learning in rhesus macaques », 2014.

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