16. Perceptions du bonheur

L’une des meilleures citations que je connaisse à propos du bonheur fut écrite par l’écrivain français Jules Renard : « J’ai connu le bonheur, affirmait-il, mais ce n’est pas ce qui m’a rendu heureux. » Cette déclaration nous offre un point de vue intéressant qui met en évidence le caractère souvent paradoxal du bonheur.

Un état d’esprit avant tout

Pour Walt Disney, « le bonheur dépend surtout de la manière dont on voit les choses ». Cette affirmation est intéressante, parce qu’elle part du principe que notre degré de satisfaction résulte de la façon dont on interprète notre réalité sensible. C’est pourquoi l’appréciation d’une boisson dépend souvent du contexte dans lequel nous la buvons, au détriment de son véritable goût. Un bon vin, par exemple, ne s’apprécie qu’après avoir « appris » à l’aimer. Il en est de même pour certains fromages et certains fruits tels que le durian.

Je crois donc utile de le dire ici très clairement : notre capacité de satisfaction dépend toujours de la façon dont nous avons été conditionnés. Pour illustrer ce fait, on peut faire remarquer que les enfants qui n’ont pas encore été initiés à la gastronomie se contentent généralement d’aimer ce à quoi nos instincts nous prédisposent, c’est-à-dire le gras (presque tous les enfants raffolent des frites) et le sucre (je ne vous apprends rien si je vous dis que les enfants aiment le chocolat, les bonbons et la limonade), qui sont des sources d’énergie caloriques relativement rares dans la nature. Aujourd’hui, notre alimentation a tendance à être beaucoup trop grasse et sucrée, mais nos instincts n’ont pas encore eu le temps de s’adapter à ces conditions de vie nouvelles. Il faudra, pour y parvenir, plusieurs siècles et millénaires d’adaptation génétique.

En attendant ce jour, nos enfants seront contraints d’apprendre à modérer leurs instincts, au risque de devenir obèses. Ils apprendront à aimer des aliments qu’ils n’aiment pas jusque-là. Avec le temps, leur sens gustatif se conformera à ce que leur entourage désignera comme « bon » ou « mauvais ». C’est la raison pour laquelle vous avez plus de chances d’aimer la cuisine épicée lorsque vous grandissez au Mexique plutôt qu’en Angleterre.

Le bonheur est un fait social

En fait, notre façon d’apprécier n’importe quelle expérience existentielle dépend de tout un tas de conditionnements mentaux que nous ne choisissons pas.

Pour illustrer ce fait, je propose de nous livrer ici à une courte expérience de pensée. Imaginons que je fasse l’acquisition d’un nouvel appartement. De manière inconsciente, je vais avoir tendance à l’évaluer à la manière d’un Occidental moyen né sur la fin des années 1980. Pour m’y sentir à l’aise, il faudra donc que cet appartement soit grand, bien isolé, et que ses finitions soient de bonne facture. Le problème, c’est que l’appartement « idéal » selon mon propre référentiel risque de me coûter cher, et comme je n’en ai pas les moyens, je vais probablement devoir me contenter d’un logement qui ne remplit pas tous les critères que j’ai précédemment évoqués. La satisfaction que cet appartement me procurera sera donc négativement impactée.

Mettons à présent que je décide d’offrir l’opportunité à un pauvre mendiant, tout droit sorti du fin fond du Moyen Âge, de vivre dans cet appartement à ma place. Il est plus que probable que la satisfaction que ressentira cet homme soit bien plus grande que celle que j’ai moi-même été capable d’obtenir. C’est normal, puisque nos références culturelles sont différentes. Nous apprécions par conséquent la vie de manière inégale. L’un d’entre nous a appris à se satisfaire « de peu », tandis que l’autre se rend inconsciemment malheureux.

Cela nous montre quelque chose de très important : ce n’est pas la nature des choses que l’on possède qui nous procure de la satisfaction, mais la manière dont nous avons subjectivement appris à les aimer. C’est important, parce que cela nous montre l’impact des modèles d’épanouissement qui se cultivent au sein de nos sociétés : ces modèles conditionnent notre capacité à être heureux[1], et je crois que nos sociétés modernes font de nous d’éternels insatisfaits. Le fait, par exemple, que notre société ait tendance à prôner la richesse matérielle et le consumérisme au rang de buts existentiels me semble être problématique, car cela conditionne notre propre bonheur à quelque chose d’inaccessible dans la plupart des cas. On ne sera donc pas surpris si notre monde produit tant de colères et de frustrations sociales.

À chacun sa philosophie

Bien sûr, je sais que tout le monde n’adhère pas nécessairement au consumérisme. C’est heureux. En fait, je crois qu’il existe autant de nuances sur le plan philosophico-existentiel que l’on peut trouver d’êtres humains sur terre. Ces nuances sont multiples, mais elles sont aussi incroyablement semblables, parce qu’elles sont toutes le fruit d’un mélange entre deux extrémités.

La première c’est l’individualisme, qui place l’individu au centre de ses propres préoccupations. Il est donc le but et la justification de toute chose à ses yeux. La seconde, au contraire, place l’individu en perspective par rapport à d’autres finalités qui le transcendent.

Prenons en guise d’illustration l’exemple des religieux, qui consacrent leur vie à Dieu, à l’instar des bonnes sœurs et des moines. Leur mode de vie s’oppose en tout point de vue à celui de l’individualisme. De nombreuses personnes peuvent aussi consacrer leur existence à d’autres choses plus rationnelles telle la famille, à l’instar de certains parents qui pourraient sacrifier leur vie s’il le fallait pour leur enfant.

Certains se consacreront plutôt à une idée, à une croyance, ou à une cause telle que la justice sociale par exemple. D’autres sacrifieront leurs intérêts au bénéfice d’un pays, comme le fit le résistant français Jean Moulin. Nous ne sommes évidemment pas tous habités par un esprit de sacrifice aussi développé que le sien, et pourtant personne n’en est jamais totalement dénué non plus. Chacun se situe quelque part, entre transcendance et individualisme, et chacun aura tendance à se montrer plutôt favorable à l’un au détriment de l’autre sans jamais l’ignorer totalement pour autant.

Cette dualité fondamentale caractérise tous les individus ainsi que les communautés dont ils sont le membre. Chacun à cet égard aura constaté que l’Occident se montre de plus en plus favorable à l’individualisme[2], et cela se traduit de plusieurs façons. L’une des plus flagrantes d’entre elles est l’effondrement de notre natalité. Faut-il s’en surprendre ? Je ne le crois pas. Parce qu’à partir du moment où l’on ne justifie plus sa vie que par soi, alors il devient naturel de ne chercher en elle plus que notre propre satisfaction : le plaisir et la jouissance deviennent une priorité, et personne de ce fait ne veut plus s’infliger la contrainte d’être père ou mère, sauf peut-être pour des raisons psychologiques, ou bien pour se conformer à une norme.

D’une façon générale, les discours « childree » qui se répandent en Occident se fondent presque tous sur un constat que je ne saurais réfuter : avoir des enfants est une chose contraignante. C’est pourquoi les individualistes ont tendance à s’y refuser, parce qu’ils sont convaincus qu’ils deviendront malheureux s’ils ne sont plus en mesure de se consacrer à leur propre quête de plaisirs. Pourtant, l’expérience de la parentalité est souvent mieux vécue par les Occidentaux qu’ils ne se l’imaginaient eux-mêmes avant d’y être finalement confrontés. C’est normal, puisque cette expérience s’accompagne généralement de profonds changements sur le plan philosophico-existentiel, et l’on constate qu’en devenant parents le but de nos vies nous dépasse au bénéfice d’un nouvel être.

Dans cette optique non-individualiste par essence, l’effort et le sacrifice personnel cessent d’être interprétés cognitivement comme quelque chose d’insupportable, puisqu’ils ne contredisent plus le sens que nous accordons à nos vies. Cela ne signifie pas que se lever tôt le matin pour changer des couches soit une partie de plaisir. Mais nous le vivons relativement bien, parce que cela sert une finalité nouvelle qui nous fait du bien. Finalement, la plupart des parents trouvent le bonheur de cette façon, car l’amour est une forme d’accomplissement personnel qui dépasse tout ce que l’individualisme ne sera jamais capable d’offrir.

Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.

Commander cet ouvrage sur 01-tradition.fr ou sur Amazon.

[1] Shigehiro OISHI, « Cross-cultural variations in predictors of life satisfaction », 1999.

[2] Zygmunt BAUMAN, The Individualized Society, 2001

– lire le chapitre suivant –