22. Colère inutile
Notre modernité nous tuera. En seulement 50 ans, elle a déjà détruit plus de la moitié de la biomasse vivante sur notre planète[1], et près de 80 % de tous les insectes[2]. On se trouve donc au cœur d’un processus d’extinction biologique plus rapide et brutal encore que ne fut la disparition des dinosaures. De cette situation terrible nos activités humaines en sont les seules responsables. Alors c’est une évidence : il faut changer les choses. Mais que faut-il changer précisément ? Notre mode de vie ? Sans doute. La façon dont nos sociétés fonctionnent ? Assurément. Le problème, c’est que l’ensemble des leviers de pouvoir qui pourraient nous le permettre sont hors de contrôle. La bourgeoisie se les est accaparés. Rien ne changera sous son règne, car son intérêt reste de conserver l’ordre du monde actuel.
Le problème, c’est que la bourgeoisie ne craint pas de sacrifier notre planète au nom du profit. Est-ce que cela la rend immorale ? Sans doute. Mais la plupart d’entre nous à sa place se comporterait de la même façon. Combien d’hommes et de femmes avons-nous déjà vu renoncer à leurs convictions profondes, en échange de seulement quelques avantages, pour pouvoir s’en convaincre ? Il n’est par conséquent plus permis de s’illusionner quant à notre nature commune : notre jugement se tord sous le poids de nos propres tentations. C’est ainsi que l’humanité fonctionne, et cela ne changera pas.
L’impulsion du changement viendra du peuple. Ce n’est pas parce qu’il est meilleur, mais parce qu’il a bien plus à y gagner qu’à y perdre. Le système le sait : l’insatisfaction populaire est le terreau de toutes les révoltes. Notre colère porte autrement dit les germes d’une révolution capable de changer le monde.
C’est pourquoi le système s’est doté de toute une armée d’experts et de communicants dont le métier consiste à l’apaisement des colères. Tel est le sens des opérations dites de « greenwashing » qui confèrent aux entreprises les plus polluantes l’apparence de sociétés « écolos ». Au-delà de l’aspect purement commercial de la chose, l’objectif est de convaincre le grand public que le système va changer. Mieux : qu’il change déjà, sans qu’aucune force populaire n’ait eu besoin de le contraindre.
Evidemment, tout ceci n’est que poudre aux yeux. Il s’agit seulement de communication. Le monde moderne n’a jamais autant pollué que depuis qu’il prétend changer spontanément.
Personne n’y comprend rien
Il serait trop simple d’accuser le système de tous nos maux, alors qu’il se nourrit de nos désirs, de nos faiblesses et de nos tentations. « Dieu se rit des hommes qui déplorent les conséquences dont ils chérissent les causes », disait Bossuet. Si les intentions révolutionnaires des uns et des autres font chaud au cœur, il faut aussi les dénoncer pour ce qu’elles sont : des revendications superficielles. Dans les faits, la plupart des gens se « mobilisent » contre le réchauffement climatique, les injustices sociales, l’abandon des services publics et l’immigration… tout en se réclamant de toutes les tares dont notre monde moderne découle : l’individualisme, l’hédonisme, l’anticonformisme et la déconstruction sociale. Tout ce que revendiquent les gens, au fond, c’est la Modernité sans ses conséquences intrinsèques.
Telle est la revendication de toutes les mouvances de droite et de gauche contemporaine, d’Aléxis Tsipras jusqu’à Giorgia Meloni, en passant par les Gilets jaunes et Greta Thunberg. Arrêtons-nous un instant sur cette jeune icône que promeuvent les médias depuis quelques années. N’est-il pas surprenant que les journalistes l’aient choisie pour incarner publiquement la lutte écologiste ? C’est d’autant plus étrange que cette dernière n’a pas le moindre avis à propos des traités de libre-échange. Interrogée sur ce point le 23 juillet 2019, sa réaction n’était autre que « I don’t care », alors qu’elle venait juste de s’exprimer devant l’assemblée du Parlement européen qui, comble de hasard, s’apprêtait à voter dans le sens d’un traité de dérégulation transatlantique. Ne lui jetons pas trop vite la pierre, car cette jeune enfant n’était alors âgée que de 15 ans. Nous ne pouvions par conséquent nous attendre à ce qu’elle comprenne à notre place tous les tenants et aboutissants d’un problème aussi vaste. Il reste cependant étonnant qu’elle soit devenue l’icône et le fer de lance médiatique de la lutte contre le réchauffement climatique aux côtés d’autres incompétents notoires tels que Yannick Jadot ou Sandrine Rousseau.
Comment ne pas y voir la preuve de notre délabrement intellectuel ? Comment ne pas y voir la preuve de notre incapacité à comprendre les mécaniques dont se nourrissent nos problèmes ? Faut-il dans ces conditions se surprendre de notre incapacité à changer les choses ? Je ne le crois pas.
Individualisme et abrutissement des masses
L’individualisme nous a plongés dans une dictature d’un genre nouveau : celle du désir et de la tentation qui condamnent notre peuple au consumérisme. La priorité des gens n’est autre désormais que de jouir et prendre du plaisir. Ils ne veulent plus s’infliger la moindre contrainte et moins encore d’efforts. Le problème, c’est que le travail en est un. L’apprentissage aussi. La lecture d’un ouvrage sérieux, de philosophie ou d’économie politique, a moins de chances de nous intéresser que le visionnage divertissant d’une vidéo TikTok. Alors, naturellement, les gens ne lisent plus, sauf parfois des romans et des bandes dessinées. Les militants eux-mêmes se refusent à la lecture d’intellectuels tels que Marx, Maurras ou Proudhon qui, quoi qu’on pense de ceux qui s’en réclament aujourd’hui, contribuaient à l’élévation de notre niveau de conscience politique.
Mais à quoi sert-il encore d’étudier dans une perspective individualiste, qui, plus que jamais, s‘est consacrée à sacraliser l’opinion personnelle ? Chacun s’est convaincu de détenir « sa » propre vérité, et chacun s’est persuadé qu’elle valait par nature celle de n’importe qui, quel que soit son niveau d’étude, d’intelligence, d’exigence personnelle ou d’expérience.
Inutile dans ces conditions de s’infliger le moindre effort d’apprentissage. Chacun se suffit à lui-même. Et chacun se complait dans sa propre médiocrité. L’individualisme nous a persuadés que nous n’avions plus besoin de personne pour appréhender le monde. Partant de ce principe, nous avons rejeté l’héritage intellectuel, moral et identitaire que nos ancêtres ont élaboré pendant des siècles, et nous avons progressivement réduit notre propre champ de compréhension du monde à ce que nous étions personnellement capables de comprendre et ressentir « par nous-mêmes », c’est-à-dire pas grand-chose.
Seuls et en colère
Ensemble, dit-on, nous sommes plus forts. Cela ne fait aucun doute. On peut donc aisément comprendre que l’individualisme est un poison qui affaiblit les peuples. Cette philosophie incite les hommes à ne plus se préoccuper que d’eux-mêmes, ce qui fragmente mécaniquement la société en une mosaïque de micro-classes sociales aux intérêts contradictoires de telle sorte qu’aucune révolution ne soit possible. Même si nous arrivions à nous mettre d’accord sur un projet commun, nous ne serions pas capables de le défendre collectivement, car la discipline qu’une telle organisation suppose est contraire à tous nos principes. Il s’agit d’une contrainte que nous ne nous infligerons plus. Les gens désormais n’en font qu’à leur tête. Le « don de soi » au bénéfice d’une cause qui pourrait leur coûter personnellement plus cher qu’elle ne leur rapporterait est incompatible avec nos croyances individualistes.
Le système a donc bien raison de ne pas avoir peur de nous. Notre peuple est docile, arrogant, mal élevé et dépourvu de cohésion. Il est débile, totalement privé d’intelligence sociale. Seulement désireux de jouir, il s’est enchaîné aux chaînes de ses propres tentations.
Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.
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[1] Rob PHILLIPS, Ron MILO et Yinon BAR-ONE, « The biomass distribution on Earth », 2018.
[2] Caspar HALLMANN et al., « More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas », 18 octobre 2017.