08. Hallucinations ordinaires
À ceux qui pensent qu’ils ne sont pas des moutons. À ceux qui considèrent qu’ils sont suffisamment intelligents pour réfléchir « par eux-mêmes », et qui envisagent donc de contrôler personnellement la justesse de toutes les croyances qu’on leur soumettra désormais. À ceux-là, je leur souhaite le plus grand courage.
D’abord parce que l’étendue des ressources intellectuelles dont ils disposent ne le permet pas véritablement. Les membres de notre espèce sont incapables de réfléchir seuls. Notre intelligence est sociale, ce qui signifie qu’on sous-traite le plus clair de notre propre compréhension du monde aux autres.
Si l’on persistait malgré tout à se convaincre du contraire, alors nous devrions poser la question des moyens dont nous disposons afin de vérifier personnellement la véracité d’un fait, car nous n’avons jamais conscience des réalités du monde que grâce à ce que nos sens nous relèvent : la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher et le goût. Le problème, c’est que ce qu’ils nous font ressentir n’est pas toujours conforme à la réalité, comme le suggère l’expérience de Hodgson[1].
Hallucinations gustatives
C’est dans le cadre de la « California State Fair » – le plus vieux concours de vins des Etats-Unis– que s’est déroulée cette surprenante expérience. Un panel composé de plus de 200 juges s’était alors prêté au jeu d’une dégustation « à l’aveugle ». Mais ce que les membres du jury ignoraient, c’est qu’un échantillon unique leur fut resservi plusieurs fois de suite. Finalement, la proportion de juges qui s’en est aperçue n’a pas excédé les 10 %, tandis que les autres qualifiaient volontiers de médiocre le vin qu’ils venaient quelques instants plus tôt de primer d’une médaille d’or.
Faut-il s’en surprendre ? Pas vraiment, si l’on en croit les scientifiques français de l’INRA qui avaient déjà démontré que nos prédispositions mentales conditionnent fortement le jugement gustatif[2]. Ce phénomène fut étudié par de nombreux scientifiques tel que le neurologue américain Read Montague, qui fit appel aux technologies les plus récentes de cartographie par résonance magnétique afin d’identifier les zones de notre cerveau dédiées au plaisir ainsi que leurs différents niveaux d’activation[3]. Dans ce cadre, une dégustation « à l’aveugle » – de soda cette fois-ci – fut organisée, et l’on s’est aperçu que le Pepsi avait tendance à stimuler les zones de notre cerveau dédiées au plaisir avec nettement plus d’intensité que le Coca. Le plus surprenant n’est pas là, puisqu’on s’est aussi rendu compte que les résultats étaient inversés lorsque les évaluateurs connaissaient par avance la marque de la boisson qu’ils consommaient. L’explication se trouve, selon Read Montague, dans l’activation complémentaire de zones de notre cerveau dédiées à l’imaginaire qui décuplent par leur action la sensation de plaisir.
Il faut, autrement dit, pour apprécier le goût du Coca-Cola, que l’on soit préalablement conscient d’en consommer sans quoi l’imaginaire auquel ce produit renvoie n’est pas stimulé. Nos « croyances » et nos « préjugés » conditionnent donc la manière dont notre cerveau interprète les messages de notre sens gustatif. La compagnie Coca-Cola consacre par conséquent de nombreux efforts en communication « neuro-marketing », afin d’associer sa boisson gazeuse à tout un tas de représentations mentales telles que « l’American Dream », « la liberté », « la nostalgie », « l’enfance » et « l’authenticité », qui conditionnent une partie de son succès.
Acheter une idée forte plutôt qu’un produit
Cette pratique n’est pas l’apanage de l’industrie agroalimentaire. Dans l’automobile, les communicants sont parvenus à transformer le véhicule personnel en véritable symbole d’indépendance et de réussite individuelle. Pourquoi l’avoir fait ? Parce que ce symbole peut avoir une forte valeur marchande : le consommateur, désireux de se l’approprier, se montrera généralement prêt à payer cher son acquisition. Les vendeurs de voitures le savent : ils sont avant tout des vendeurs de rêves, de confiance en soi et d’image de marque.
Autre exemple, sur lequel il me semble impossible de faire l’impasse : il s’agit de l’incroyable réussite commerciale d’Apple, qui a transformé l’iPhone en véritable symbole élitiste. En se le procurant, les gens se donnent l’impression de faire l’acquisition d’un petit supplément d’âme, qui mérite que l’on y mette le prix fort. Parce qu’à la question « Qui suis-je ? », le monde moderne nous a enseigné très tôt de répondre : « Ce que je possède. »
Et combien sont-ils, ceux qui consommèrent du tabac en dépit du goût détestable que ce produit nous procure la première fois ? Et combien se sont malgré tout forcés, parce qu’ils voulaient s’approprier l’incroyable symbole de « liberté et d’indépendance » que le lobby du tabac américain s’est chargé d’insuffler dans l’inconscient populaire ?
Inconscientes tentations
Bien sûr, tout le monde n’adhère pas forcément à ces associations d’idées inconscientes et absurdes. Mais nous n’y échappons jamais totalement non plus, car la pollution marketing est partout. Ses messages se propagent jusque dans notre entourage social, familial et professionnel. Nos instincts nous contraignent donc à consommer comme d’autres le font déjà. Ils nous incitent à nous comporter comme les autres. Ils nous contraignent à adopter le plus clair des opinions de notre entourage. Pire encore : ils transforment notre manière de voir le monde, ainsi que notre manière de le ressentir.
Douleurs imaginaires
Si vous en doutez toujours, je vous propose de prendre connaissance de l’expérience suivante menée par Elda Capelari et Carlos Uribe[4]. Ces deux chercheurs ont proposé de cacher la main d’un large panel de participants derrière un écran. À la place, une fausse main en caoutchouc fut positionnée, de telle sorte qu’elle semble être leur véritable main. Evidemment, tous les participants étaient parfaitement conscients de ce stratagème. Pourtant, ceux-ci ressentaient souvent des douleurs lorsque l’on frappait leur fausse main, car leur inconscient n’était pas capable d’interpréter correctement la scène.
Cette surprenante expérience nous montre que des sensations aussi intenses que la douleur peuvent être provoquées par de simples croyances irrationnelles qui se logent malgré nous quelque part dans notre cerveau. Cela nous montre également que les symboles et les représentations mentales nous gouvernent, puisqu’ils transforment notre façon de percevoir le monde. D’une certaine façon, il est justifié de prétendre que l’humanité toute entière est hypnotisée par l’imaginaire que notre cerveau produit en permanence, ce qui explique certains cas d’hallucinations gustatives que j’ai précédemment évoqués, ainsi que de nombreux autres cas d’hallucinations auditives et visuelles[5].
La gastronomie est un fait social
Il n’est donc pas surprenant d’apprendre que l’appréciation d’un mets gastronomique nécessite généralement d’y avoir été conditionné. L’amour du vin ou du fromage est à cet égard le fruit d’un apprentissage social, tout comme l’est celui du durian, ce fruit d’Indonésie dont raffolent les populations locales alors qu’il nous semble généralement infect lorsqu’on est de culture occidentale.
Le gastronome américain Richard Sterling en fit une description tant saisissante qu’amusante[6] : son odeur, témoignait-il, peut être décrite comme celle des excréments de porc, de térébenthine et d’oignons, le tout garni par une vieille chaussette. On peut le sentir de très loin. En dépit de sa popularité locale, ce fruit est interdit dans certains établissements tels que les hôtels, les métros ou les aéroports, afin que les touristes occidentaux ne fuient pas ces lieux.
S’il existe une telle distorsion entre la manière dont le durian est apprécié en Asie et en Occident, ce n’est pas parce que son goût ou son odeur varient selon l’appartenance ethnique du consommateur. La seule chose qui change véritablement, ce sont nos conditionnements sociocognitifs respectifs, qui transforment notre manière d’interpréter la même réalité gustative.
Il est possible par conséquent d’apprendre à aimer ce que nous n’aimions pas précédemment, car l’appréciation de nos sens est conditionnée par des croyances que nous ne maîtrisons pas. Ce principe élémentaire de psychologie conditionne la compréhension de nombreux autres cas d’hallucination.
Hallucinations auditives
Dans le domaine du BTP, j’ai moi-même pu constater que de nombreuses personnes peuvent entendre des sons qui n’existent pas, sinon dans leur propre tête. C’est une chose fréquente lorsque l’on installe un nouvel aérotherme au sein d’un quartier résidentiel.
Le voisinage, après s’être convaincu que le nouvel appareil risque de faire du bruit, peut dans certains cas ressentir une forte gêne auditive. Certaines personnes peuvent également souffrir de troubles du sommeil aggravés. Pourtant, l’appareil nouvellement installé n’est que dans de rares occasions déjà branché lorsqu’apparaissent les premiers symptômes. Il s’agit donc ici d’un cas relativement ordinaire d’hallucination de type auditif.
Ce phénomène est si répandu que les fabricants de pompe à chaleur se sont progressivement contraints à revoir tout le design de leurs appareils, de telle sorte qu’aucun ventilateur ne soit plus visible depuis l’extérieur, ce qui techniquement n’a pas d’impact sur leur niveau d’émission sonore, mais qu’importe puisque cela permet d’atténuer le phénomène d’autosuggestion cognitive de sons inexistants, ainsi que la gêne psychique qui en résulte.
Hallucinations visuelles
De toutes les formes d’hallucination, les troubles de la vue sont probablement les plus perturbantes d’entre toutes. Dans son livre Psychologie des foules[7], Gustave Le Bon évoque l’histoire d’un homme qui, dans le cadre d’une navigation maritime, pensait apercevoir au large dans le creux des vagues la forme d’un radeau de fortune. En se concentrant un peu, il crut aussi discerner la forme de naufragés en mer, qui semblaient s’agiter comme pour appeler à l’aide.
Le marin fit état de cette découverte incroyable au camarade le plus proche de lui : en se concentrant, ce dernier parvint à distinguer le fameux radeau. De fil en aiguille, la nouvelle s’est répandue au sein de tout l’équipage qui décida d’aller porter secours aux pauvres infortunés.
En s’approchant, les matelots et les officiers voyaient « des masses d’hommes s’agiter, tendre les mains, ils entendaient même le bruit sourd et confus d’un grand nombre de voix ». Mais une fois parvenu sur place, l’équipage se trouvait simplement en face de quelques branches d’arbre recouvertes de feuilles arrachées à la côte. Face à l’évidence, l’illusion s’estompa.
Cet exemple nous dévoile bien clairement le mécanisme d’apparition d’une hallucination collective : « D’un côté, foule en état d’attention expectante ; de l’autre, suggestion opérée par la vigie signalant un bâtiment désemparé en pleine mer, suggestion acceptée par voie de contagion à tous les assistants, officiers et matelots de l’équipage. »
L’intelligence individuelle s’efface au profit de nos instincts conformistes
Personne n’y échappe. Les communautés de scientifiques elles-mêmes se laissent infecter par des croyances et des idées erronées au seul motif qu’elles semblent être déjà acceptées de tous. Il a fallu, en guise d’illustration, près de deux millénaires pour que les théories d’Aristote, qui pensait qu’un objet tombe d’autant plus vite au sol que son poids est élevé, soient finalement rectifiées par Galilée. N’importe qui pourtant durant tout ce temps fut en mesure de contrôler ce fait « par lui-même ». Mais personne ne l’a fait.
Autre exemple : la dérive des continents ne fut admise que 40 ans après la mort d’Alfred Wegener, qui en fit la découverte. De son vivant, la quasi-totalité des scientifiques qualifiaient son travail de « fantaisiste » et « contraire à la raison ». On aurait au moins pu lui concéder le bénéfice du doute en constatant l’étonnante complémentarité des côtes est et ouest des continents sud-américain et africain. Mais ici comme ailleurs, les croyances sociales ont orienté la faculté de jugement des individus.
Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.
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[1] Robert HODGSON, « An examination of judge reliability at a major U.S. wine competition », 2008.
[2] Frédéric BROCHET, Gil MORROT et Denis DUBOURDIEU, « The color of odors », 2001.
[3] Read MONTAGUE et al., « Neural correlates of behavioral preference for culturally familiar drinks », 2004.
[4] Edla CAPELARI, Carlos URIBE & Joaquim BRASIL-NETO, « Feeling pain in the rubber hand: integration of visual, proprioceptive, and painful stimuli », 2009.
[5] Ce n’est pas le sujet ici, mais l’autosuggestion cognitive permet aussi d’expliquer de nombreuses expériences prétendument surnaturelles que certains individus croient avoir vécues, telles que des apparitions de fantômes et autres révélations magiques qui résultent de nos propres projections mentales. Notons que les traumas psychologiques encouragent souvent l’inconscient humain à produire ce type de vision.
[6] Richard STERLING, Irreverent notes, Quotes and anecdotes on dismal destinations, 2003.
[7] Gustave LE BON, Psychologie des foules, 1895.