21. Inégalités, dictature et conflits
Liberté, Egalité et Fraternité : les revendications du monde moderne se confondent avec la devise de notre République. Mais les intentions et les faits ne se confondent pas forcément. Ils se confrontent à la réalité du monde, ainsi qu’à leurs propres contradictions.
Le Léviathan de Hobbes
En 1651, Thomas Hobbes avait théorisé ce qui suit : lorsque « l’homme est loup pour l’homme », alors la société n’a pas d’autre choix que de s’en remettre à une force tutélaire qui impose la paix. C’est précisément ce qui se passe aujourd’hui. Nous avons libéré nos tentations primaires du poids de la morale modératrice. Nous avons libéré nos instincts prédateurs qui se sont déchaînés au mépris de toute règle de vie commune, et cela s’est traduit par une multiplication par 6 du taux de criminalité français entre le début des années 1960 et 2020[1]. Les vols et les cas d’agressions physiques sont en constante augmentation. En 2015, on dénombrait déjà sur notre territoire près d’une centaine de viols ainsi que quelque 120 coups de couteau par jour. Notons qu’au contraire de ce qu’on entend parfois, l’hyperviolence contemporaine ne s’explique pas par l’accroissement de la pauvreté, mais par d’autres facteurs psychologiques et culturels, comme en témoignent les travaux de Maurice Berger[2].
L’ensauvagement de nos sociétés s’est évidemment retraduit en peurs : celle d’en être un jour la victime. Celle de se faire agresser ou violer. Celle d’être dépossédé de ses biens. Celle de perdre quelqu’un de cher. On ne sera donc pas surpris si l’Occident moderne s’est progressivement laissé séduire par des politiques de plus en plus sécuritaristes. Les lois s’y sont démultipliées. Les moyens de surveillance également. C’est probablement là le plus grand paradoxe de notre époque, qui n’a pas d’autre choix que de restreindre nos libertés au nom de notre sécurité.
Il n’existe par conséquent plus aucun espace qui ne soit déjà verrouillé par un carcan de lois, de codes et de règlements, qui restreignent l’individu lorsqu’il se trouve au travail, dans la rue, chez lui, sur la route, au restaurant ou sur Internet. Faut-il s’en surprendre ? Je ne le crois pas. Faut-il qu’on s’en inquiète ? A priori « non », répondent ceux qui pensent que le « Système » a vocation à nous protéger. J’aimerais donc leur demander : que se passerait-il si le Système devenait lui-même une menace ? Qui nous protègera contre lui ? Enfin, qui dirige ce fameux « Système », censé nous protéger ?
Démocratie souveraine ou démocratie bourgeoise
« Pas de panique », répondront les modernes, car « le système est contrôlé par le peuple, puisque nous sommes en démocratie ». Cette affirmation va selon moi un peu trop vite en besogne. Premièrement, je ne pense pas que l’Etat et le Système se confondent. Il est vrai cependant que l’Etat français se soumet aux règles de la démocratie, mais le pouvoir dont il dispose est limité, puisque c’est l’argent qui dirige le monde, et non la politique. Que pèsent donc nos misérables Etats, endettés jusqu’au cou, face à la richesse d’une poignée d’individus fortunés, qui possède aujourd’hui à elle seule plus de la moitié des richesses du monde[3] ?
Quant à ceux qui croient encore au pouvoir démocratique : puissent-ils se souvenir qu’on ne remporte jamais d’élection sans se faire connaître de tout un peuple. Afin d’y parvenir, il faut pouvoir compter sur une couverture médiatique plus que généreuse. Les médias possèdent à cet égard le plus puissant de tous les pouvoirs : celui d’informer, ou de ne pas le faire. Celui d’interpréter les faits. Celui d’orienter le jugement des peuples. Celui de choisir à notre place les favoris de chaque élection, et même d’en désigner les vainqueurs.
S’agit-il d’un pouvoir démocratique ? Assurément non. En France, la presse papier est possédée par une poignée d’individus qui détient plus de la moitié des parts d’audience audiovisuelle nationales[4]. Notons que le monopole des riches sur notre paysage médiatique n’est pas une spécificité française. La situation est équivalente et le plus souvent pire dans les autres pays occidentaux.
Sommes-nous vraiment en démocratie ?
Impossible de nier le caractère démocratique de notre système électoral. Mais cela suffit-il à prouver que le peuple est effectivement maître de son destin ? Pas sûr. De nombreuses études démontrent qu’il n’est pas rationnel lorsqu’il se forge un avis. Il ne l’est pas non plus lorsqu’il s’agit de voter ou de consommer. Le pouvoir démocratique se soumet donc, par nature, au pouvoir de l’information.
Alors posons-nous la question : par qui les médias sont-ils possédés ? Jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas par le peuple. Nos médias sont la propriété d’une micro-minorité d’individus fortunés qui en fait usage au nom de ses propres intérêts. Pourquoi s’en priverait-elle ? Cela lui permet d’orienter tous nos choix politiques dans le sens d’une dérégulation des marchés financiers, afin de délocaliser nos outils de production vers d’autres pays moins exigeants que nous sur le plan social, humain et écologique. Cette mise en concurrence permanente est responsable de la désindustrialisation de notre pays, et nous en récoltons aujourd’hui les fruits pourris que sont le chômage de masse, l’effondrement de notre balance commerciale, l’explosion de la dette et l’effacement progressif de notre Code du travail.
Voilà où nous en sommes. Au nom de la compétition mondiale « libre et dérégulée », le pourcentage de richesses redistribué en salaires n’a plus de cesse que de s’effondrer pendant que notre charge de travail augmente. Cela s’est récemment traduit par le recul de l’âge de la retraite à 64 ans.
Si l’on continue sur cette voie, notre peuple sera progressivement réduit en esclavage économique. Je voudrais prendre quelques instants afin d’insister sur ce point, à l’attention de tous ceux qui diront que j’exagère. Ils prétendront que le discours que je tiens ici est catastrophiste. Il est vrai, pour leur défense, que les effets que je viens d’énoncer ne se sont pas encore totalement concrétisés. Et pour cause : nous sommes toujours protégés par un Etat français plus que généreux, qui nous permet de bénéficier d’une bonne assurance chômage, ainsi que de nombreuses aides sociales qui nous préservent de la famine. L’Etat finance également, de façon directe ou indirecte, la quasi-totalité de nos entreprises qui jouissent de tout un panel d’aides et de subventions sans lesquelles notre économie serait depuis longtemps terrassée.
Alors c’est vrai, pour le moment, tout va bien. Personne ne dort dans la rue, et nos frigos sont pleins. Mais cette situation n’est pas tenable. Notre économie est sous perfusion, et les réserves que l’on utilise afin de la maintenir en vie s’épuisent à vue d’œil. Quelques chiffres pour étayer ce fait : d’abord la part des ressources que l’Etat consacre à nos entreprises est passée de 10 % en 1994 à plus de 33 % en 2019[5]. La situation s’est plus encore aggravée avec la crise sanitaire. Il va sans dire que toutes ces aides doivent être financées, et pour ce faire nous avons fait le choix de gonfler notre dette nationale qui est passée de 5 à plus de 3 000 milliards de dollars en l’espace de seulement 50 ans. Le problème, c’est que cela ne s’accompagne d’aucune reprise sur le plan économique. Depuis le début du XXIe siècle, notre balance commerciale s’effondre dans les abysses du déficit. Inutile d’être un expert en économie pour comprendre que lorsqu’une nation s’endette sans parvenir à augmenter ses recettes, c’est que cette nation s’écroule. On perd trop d’argent. On ne produit plus rien. Il est inévitable dans ces conditions que l’édifice fragile sur lequel nous reposons momentanément finisse par s’effondrer dans un fracas social absolu.
Lorsque ce jour viendra, nous ne pourrons pas compter sur l’Etat pour financer nos retraites, pas plus que notre chômage. De nombreuses sociétés disparaîtront. Perdre son emploi deviendra particulièrement lourd de conséquences. Alors que ferons-nous ? Nous irons travailler, parce que nous aurons besoin de manger, et nous n’aurons pas le luxe de discuter nos conditions de travail. On se contentera des maigres salaires que le système consentira à nous proposer. Ce modèle économique existe déjà : c’est celui d’Uber qui se généralisera.
En attendant ce jour, nos gouvernements ne sont tenus plus qu’à un impératif : gagner du temps. Nous vendons ce qu’il nous reste de patrimoine, d’industries et de génie, car cela permet de financer notre économie pour quelques années de plus. Et puis le jour viendra où nous n’aurons plus rien. Nous n’aurons plus de capital. Nous aurons seulement des dettes. Tel est notre destin. Tout ce qui est profitable sera privatisé. Les plus riches s’enrichiront plus encore, mais ils ne paieront pas d’impôts au profit des plus pauvres. Les dépenses et les dettes n’auront de cesse que de peser sur nous, et nous serons ruinés.
Mais il reste encore de l’espoir. Le tableau que je viens de dépeindre ne peut se matérialiser que dans le cadre d’une économie libre et dérégulée. La bonne nouvelle, c’est que ce cadre est bien plus fragile qu’on ne l’imagine. Au contraire de ce qu’on entend souvent, le libre-échange n’est pas quelque chose de naturel. Il a fallu pour y parvenir que nos élites élaborent, rédigent, signent avant de faire appliquer législativement nombre de traités dits « de libre-échange ». Or, ce que les politiques d’hier ont su faire, celles de demain pourraient le défaire.
Guerre idéologique
J’insiste sur ce point : on peut changer les choses. La première étape du changement, c’est d’abord d’être en mesure de le concevoir. L’opinion publique se trouve donc au cœur de tous les enjeux de notre époque, car celui qui maîtrise les croyances d’une société en maîtrise également les ambitions. La première des batailles se déroule par conséquent dans l’inconscient populaire, et le système dispose à son avantage de toute une armée d’experts et de communicants dont le travail est de disqualifier toute idée contraire aux intérêts des plus riches dans les esprits.
Par exemple, lorsqu’une poussée trop souverainiste se fait sentir politiquement, les journalistes s’empressent immédiatement de recadrer l’opinion publique : « Il n’est pas possible, disent-ils, de contrôler nos frontières, car cette perspective nous mènerait tout droit à l’apocalypse : nous serions alors isolés et nos partenaires se détourneraient de nous ! Le chômage serait en augmentation ! L’économie française s’effondrerait ! » Ça fait peur. Tant mieux. C’est l’objectif.
« Les Français sont trop fainéants, disent-ils, ils gagnent beaucoup trop d’argent, mais ils ne travaillent pas assez. Ils coûtent par conséquent beaucoup trop cher aux entreprises. Il n’est pas possible dans ces conditions de rester compétitifs face aux Chinois. » Et sans nous le dire vraiment, les journalistes voudraient que l’on comprenne que notre seule alternative au chômage de masse sera d’accepter docilement toutes les règles du libre-échange.
Cette position partisane est celle de la quasi-totalité de notre classe politique qui se consacre depuis plusieurs décennies déjà à rendre le travail français toujours plus « rentable » dans le cadre de la compétition mondiale. Et pour quels résultats ? Si ce n’est l’accroissement du chômage, les délocalisations, et l’ubérisation incessante de notre économie ? Ce n’est pas faute d’avoir augmenté notre productivité. En près de 50 ans, le secteur automobile français a déjà démultiplié sa capacité de production par salarié par 5, si l’on en croit les chiffres du CCFA. D’une façon générale, l’ensemble des richesses que notre pays produit par actif s’est démultiplié par 8 entre le milieu du XXe siècle et le début de la décennie 2020[6]. Et pourtant, les salaires n’ont pas progressé dans de telles proportions. Et finalement l’industrie française a disparu malgré tout, parce que la concurrence chinoise tire le niveau salarial de tous les travailleurs du monde à la baisse. Je veux le dire clairement : notre pays est tout à fait capable de produire tout ce dont il a besoin pour commercer sereinement avec le reste de notre planète. Mais nous avons vendu la quasi-totalité de nos outils de production à des gens qui délocalisent. La vérité, c’est que notre productivité importe peu à leurs yeux, car quoi que nous fassions, nous ne serons jamais plus rentables qu’un ouvrier chinois qui accepte, lui, de travailler quatre-vingt-dix heures par semaine pour un quart seulement de notre Smic.
Les règles de la compétition « libre et dérégulée » sont ainsi faites : elles nous condamnent à l’échec. Elles favorisent les pires pratiques sociales, humaines et environnementales. Elles favorisent la privatisation de nos outils de production et promeuvent partout les pires inégalités.
Il faut donc le dire très clairement : les riches nous coûtent trop cher. Ils accaparent la quasi-totalité des richesses du monde, et nous en souffrons aujourd’hui plus que jamais. Dès que l’économie du monde se contracte, il ne nous reste que quelques miettes à nous partager. Je voudrais encore insister : ce que l’on désigne parfois sous terme de « crise économique » n’est, au contraire de ce qu’on imagine trop souvent, jamais le résultat d’une pénurie mondiale de richesses. Ces crises résultent d’un problème plus global de répartition des richesses. Nous l’avons bien vu en 2020 qui fut une année particulièrement profitable pour le CAC-40 alors que l’économie du monde était à l’arrêt. En 2021, les actionnaires augmentaient encore leurs profits de plus de 40 %, tandis que le peuple de France s’endettait sur plusieurs générations suite à l’épidémie de COVID 19. À l’échelle du monde, on estime que 63 % des richesses produites pendant la crise sanitaire étaient captées par 1 % seulement de la population mondiale[7].
Je crois donc nécessaire d’être très clair : si l’on veut rétablir la grandeur de notre pays, ce n’est pas contre notre peuple et ses travailleurs qu’il faut se battre, mais contre ceux qui accaparent indument ce qu’il produit.
Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.
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[1] Direction centrale de la Police judiciaire.
[2] Maurice BERGER, Sur la violence gratuite en France, 2019.
[3] OXFAM, 2017.
[4] ACRIMED, 2017.
[5] Christian CHAVAGNEUX, « Le coût exorbitant des aides aux entreprises », 21 janvier 2023.
[6] Banque mondiale, OCDE, Total Economy Database.
[7] OXFAM, « La loi du plus riche », 16 janvier 2023.