19. Cigarette et féminisme

L’industrie du tabac américaine s’est souvent distinguée dans l’excellente maîtrise de sa communication marketing. Pendant longtemps, elle a associé ses produits aux héros masculins du cinéma hollywoodien. Il n’en fallait pas plus pour donner envie aux jeunes garçons de fumer. Le problème, c’est que cette promotion virile décourageait les femmes d’en faire autant. Celles qui s’y adonnaient semblaient être vulgaires et provocantes.

Afin d’y remédier, l’industrie du tabac américaine décida de revoir sa stratégie. Elle fit appel aux services d’un communicant célèbre : un certain Edward Bernays. Il se peut que ce nom ne vous dise rien, et pourtant le travail de cet homme est capital. Nous lui devons certains ouvrages tels que Comment manipuler l’opinion en démocratie, paru en 1928, et L’Ingénierie du consentement, paru en 1947. Edward Bernays maîtrisait tout aussi bien le marketing commercial que politique. Il fut à cet égard l’un des membres de la commission CREEL, connue pour avoir produit la plus fameuse affiche de toute l’histoire de la propagande moderne : celle de l’oncle Sam et de son célèbre slogan : « I want YOU for US army ! »

Edward Bernays s’est intéressé très jeune aux mécanismes de l’inconscient humain. Il faut dire que l’environnement social au sein duquel il avait grandi s’y prêtait particulièrement. Toute son enfance durant, il fréquenta le célèbre Sigmund Freud qui n’était autre que son oncle.

La façon dont Edward Bernays a convaincu les femmes de fumer est intéressante, car elle révèle de nombreux traits de la personnalité humaine. En ce temps-là, les moyens de communication étaient restreints : internet n’existait pas. La télévision et la radio n’étaient pas encore démocratisées. La seule manière de s’adresser au grand public était la presse. Fort de ce constat, Bernays fit parvenir une missive aux journalistes de son époque. Il fit circuler la rumeur selon laquelle une chose « inattendue et spectaculaire » allait se produire dans le cadre d’un défilé de mode organisé chaque année à New York, ce qui ne manqua pas d’interpeler les journalistes.

Bernays embaucha également de nombreuses femmes, ainsi que des célébrités de l’époque, afin de leur confier une mission simple : se rendre au défilé de mode et se mêler à la foule. Puis, lorsque le signal leur serait donné, ces femmes devaient fumer une cigarette, toutes au même instant, bien en face des appareils photo de la presse. L’effet de surprise fut total, et les journalistes s’empressèrent d’interroger ces femmes dans l’espoir de connaître leurs motivations.

Celles-ci répondirent : « Ces cigarettes, messieurs, sont nos torches de la liberté ! » Elles fumaient publiquement, en dépit de la morale et des conventions sociales. Sur le plan symbolique, elles semblaient être ainsi libres et rebelles. Leur message fut relayé par la quasi-totalité de la presse nord-américaine, et c’est ainsi que la cigarette devint dans l’inconscient collectif le symbole de l’émancipation féminine… pour le plus grand bonheur de l’industrie du tabac.

Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.

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