18. Addictions
« Ce n’est pas au plaisir qu’aspire le sage, mais seulement à l’absence de douleur[1]. »
On peut entendre dans cette citation d’Aristote un peu de ce que les traditions du monde enseignent depuis toujours aux hommes : la tempérance et la modération de nos tentations, quelles que soient les promesses de plaisirs lorsqu’on y cède, car quiconque se soumet aux caprices de son corps deviendra l’esclave de ceux qui savent en stimuler les instincts, les pulsions et les tentations.
Cet enseignement s’est perdu en Occident à partir des années 1950. Le souvenir terrible de la Seconde Guerre mondiale n’y est probablement pas pour rien. Les millions de morts inutiles, les bombardements et l’usage déshumanisant de la bombe atomique ont convaincu notre peuple qu’il était fou. Désireux de changer, il a cru bon de renoncer à son identité. Il le fit dans l’espoir de faire émerger un autre monde, plus paisible et vertueux que l’ancien. C’est ainsi que, en l’espace de seulement quelques décennies, nous avons déconstruit toute notre vision du monde. Nous avons renoncé à notre modèle familial. Nous avons déconstruit notre modèle éducatif, ainsi que notre morale.
Et puis l’on s’est réfugiés dans l’individualisme, parce que cette philosophie nous promettait de bâtir d’autres sociétés, dépourvues de bombes et de baïonnettes : des sociétés de paix au sein desquelles chacun ne se préoccuperait plus que de « jouir sans entraves », et prendre du plaisir.
Le plaisir, c’est quoi ?
Il est très amusant de constater que la plupart des choses que l’on cherche dans la vie sont presque indéfinissables : l’amour, le bonheur, la liberté, la justice… Pourtant, au contraire de ces notions, le plaisir est une chose quantifiable. Nous devons cette possibilité aux passionnants travaux du neurobiologiste Arvid Carlson, qui démontra en 1958 que le plaisir résulte d’une sécrétion d’hormones qui se libèrent au sein de notre système nerveux[2]. La plus connue d’entre elles est la dopamine, dont la production est notamment responsable de la sensation d’orgasme. Cette hormone nous récompense également lorsque l’on s’alimente après avoir eu faim, ou bien lorsqu’on découvre de nouveaux paysages.
On ne sera donc pas surpris si la dopamine est parfois désignée sous le terme d’« hormone du bonheur ». Cela nous semble évident, et pourtant l’amalgame entre plaisir et bonheur est une chose récente en Europe[3]. Pendant des siècles, nous avons pris grand soin de distinguer « le bonheur », d’une part, qui ne saurait être que transcendant et durable, et « le plaisir » d’autre part, dont la nature est éphémère et la plupart du temps addictive. Je voudrais que l’on s’attarde un instant sur cette notion d’addiction, car celle-ci va permettre de mieux comprendre l’un des aspects le plus essentiels de notre modernité.
Les neurobiologistes se sont aperçus que les quantités de dopamine que notre cerveau sécrète décroissent lorsque l’on expérimente plusieurs fois les mêmes choses[4]. C’est la raison pour laquelle la découverte d’un paysage inconnu peut suffire à provoquer en nous d’intenses sensations, avant de nous lasser à force de le contempler chaque jour. Cette sensation de « routine » correspond au moment où notre cerveau cesse de produire de la dopamine.
Le constat qui vient d’être fait est lourd de conséquences, puisqu’il signifie que la beauté du monde nous importe moins que la sensation de le découvrir. Je crois donc nécessaire de le dire très clairement : la quête effrénée de plaisirs qui caractérise notre société consiste à se procurer sans cesse le sentiment de la nouveauté, puisque rien n’est jamais capable de nous satisfaire longtemps. C’est pourquoi les Occidentaux sont accros au consumérisme. Ils rêvent de voyager, dans l’espoir de découvrir d’autres paysages. Ils rêvent de faire l’acquisition d’objets de toute sorte, pour nulle autre raison que ceux-ci sont nouveaux. Ils changent régulièrement de conjoint, parce qu’ils sont accros aux sensations que leur procurent les nouvelles relations. Le problème, c’est que tout ce qui est acquis se condamne tôt ou tard à nous lasser. Il faudra donc s’en séparer, et remplacer tout ce qui nous donne le sentiment d’une routine insupportable. Nous disposons pour ce faire de gigantesques centres commerciaux, ainsi que de nombreux services en ligne tels qu’Amazon et Tinder.
L’autre problème c’est qu’on ne se contente pas seulement de consommer. On surconsomme, beaucoup plus que notre planète n’est capable de le supporter, et pour ce faire, nous produisons d’innombrables déchets qui s’accumulent dans des proportions gigantesques. Dans nos océans, ils forment des continents entiers de plastique qui tuent notre planète à petit feu. Nous le savons, et pourtant rien ne change, parce que nous ne sommes pas capables de réfréner notre addiction à la dopamine.
Société du pouvoir d’achat
Si nous pouvions consommer sans aucune limite, nous le ferions. Le problème, c’est qu’il faut être riche pour consommer, et l’argent ne s’obtient (en théorie) qu’en travaillant. Alors nous allons à l’usine. Nous allons au bureau. On produit des richesses dans l’espoir d’en consommer d’autres.
C’est probablement là le plus grand paradoxe de nos sociétés modernes, qui se sont bâties sur la promesse d’un bonheur universel dans la jouissance, mais qui pour y parvenir imposent nettement plus d’efforts aux hommes que de réconfort : en France – et nous ne sommes pourtant pas les plus à plaindre – nous travaillons près de 226 jours chaque année en échange de 139 jours de liberté. Le ratio effort/réconfort est objectivement faible, d’autant qu’il nous faut encore retrancher le temps que l’on consacre à nos propres tâches ménagères, aux courses, ainsi qu’au repassage. Ce n’est pas tout. Pour pouvoir consommer, il faut en avoir les moyens. Mais que nous reste-t-il, lorsqu’on est issu de classe moyenne occidentale, et qu’on paie ses impôts, son loyer, ses factures et ses emprunts bancaires ? Dans la plupart des cas : pas grand-chose.
On ne sera donc pas surpris si notre société génère tant de colère et de frustration sociale, parce qu’on ne peut pas convaincre les gens que le but de la vie n’est autre que de consommer, et croire dans le même temps qu’ils vont se satisfaire d’une existence qui ne le permet pas.
Société du divertissement
Alors que fait-on, lorsqu’on veut consommer mais qu’on ne dispose pas des moyens d’y parvenir ? On ne peut pas partir en vacances, parce que c’est trop cher. On se serre la ceinture. On rêve de faire l’acquisition d’un nouveau téléphone, mais nous sommes contraints de conserver nos vieux appareils. On se résigne à vivre dans un logement qui ne nous plaît pas vraiment. On roule dans notre vieux tacot, tout en rêvant de faire l’acquisition d’une voiture haut de gamme. C’est très frustrant mais nous n’avons pas le choix. Alors on ravale sa colère. On essaie d’oublier.
Les moyens d’y parvenir sont nombreux : médicaments, anxiolytiques, alcool, drogues, séries télévisées, porno, jeux vidéo et divertissement. Tout ce qui peut nous empêcher de conscientiser notre frustration est perçu comme une chose positive, car ce qui compte désormais, c’est de ne plus prendre le temps de réfléchir à la misère que nous inspire notre propre condition. On refuse d’y penser pour ne pas trop souffrir. Ce que nous voulons vraiment, c’est anesthésier notre cervelle et notre conscience, parce qu’au final, être un abruti vaut toujours mieux que de finir totalement dépressif ou fou.
Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.
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[1] Aristote, Ethique à Nicomaque.
[2] D‘autres chercheurs s‘y sont également consacrés tels que James OLDS et Peter MILNER.
[3] Darrin McMAHON, The Pursuit of Happiness: The History of an Idea, 2016.
[4] Nathaniel DAW, « Neural and neurochemical basis of reinforcement-guided decision making », 2017.