13. Tradition et modernité – Partie B
De tous temps, l’égoïsme et la cupidité furent condamnés en Tradition. L’enseignement chrétien en est l’une des plus évidentes illustrations, comme en témoigne le passage suivant des Evangiles : « Un riche entrera difficilement dans le Royaume des cieux. Je vous le dis, il est plus difficile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche de rentrer au paradis[1]. »
Le propos ici est pour le moins radical : si vous êtes riche, vous n’irez selon le Christ probablement pas au paradis, car l’enseignement chrétien cherche à favoriser la cohésion communautaire au contraire du commerce et des activités lucratives qui incitent l’homme à ne penser qu’à lui.
L’argent et le commerce au sein du monde médiéval
L’Occident médiéval, traditionnel et chrétien, condamnait à cet égard l’ensemble des pratiques lucratives dont le but n’était autre que l’enrichissement personnel, comme le révèle le propos suivant de saint Thomas d’Aquin :
« Si les citoyens, écrivait-il, se livrent eux-mêmes au commerce, ils ouvrent alors la porte à plus d’un vice. Les négociants ne portent en effet leurs efforts que vers le gain, et, par la suite, la pratique du négoce introduit la cupidité dans le cœur des hommes. Il en résulte que tout devient vénal dans la Cité[2]. »
Le théologien – par ailleurs grand spécialiste de la pensée d’Aristote – précisait cependant très clairement sa pensée en légitimant le bénéfice financier que tire l’honnête marchand de sa propre plus-value professionnelle. Rien de plus normal à ses yeux que de facturer le transport, le stockage et la sécurisation des marchandises, puisqu’il s’agit là d’un service rendu au reste de la société.
Ce principe élémentaire pouvait également s’appliquer aux artisans, qui achètent et revendent de nombreuses choses dans le cadre de leur activité sans que cela ne puisse être assimilé à du commerce, à partir du moment où l’artisan ne facture rien de plus que l’effort nécessaire à la transformation des marchandises.
Le Décret de Gratien, œuvre majeure du droit canonique, précise à cet égard que « l’homme qui achète une chose pour en faire un bénéfice en la revendant telle quelle, cet homme est un de ces marchands qui sont chassés du temple de Dieu ». Il est néanmoins précisé plus loin que « celui qui achète une chose, non pour la revendre telle quelle, mais afin de s’en servir pour fabriquer autre chose, celui-là n’est pas un marchand[3] ».
Encadrement des pratiques commerciales et financières
L’époque médiévale n’était pour autant pas défavorable aux échanges économiques. Au contraire. Mais le commerce était fortement encadré, tant moralement que législativement, dans le but d’en éviter les plus grands excès.
On luttait par exemple contre la spéculation financière en interdisant l’achat et la revente des denrées alimentaires ailleurs que sur la place du marché. Cette contrainte géographique permettait de contrôler l’ensemble des opérations qui s’y déroulaient, et si besoin, de sanctionner ceux qui stockaient d’immenses quantités de blé dans le seul but de provoquer des famines.
Le prêt usuraire fit quant à lui l’objet d’une stricte interdiction religieuse, car prêter de l’argent dans le seul but d’en tirer profit n’était considéré que comme une manière honteuse et vicieuse de s’enrichir sans rien produire.
Charité chrétienne
Dans les faits, la charité chrétienne était plus que largement pratiquée, comme en témoignent les passionnants travaux de Jacques Heers[4] ainsi que ceux de Régine Pernoud[5]. Ces deux médiévistes de renom font état de nombreux liens communautaires qui soudaient alors presque tous les membres de la société entre eux. En ce temps-là chacun appartenait à de vastes confréries, des clans familiaux ainsi que des loges, au sein desquelles l’entraide était non seulement la règle mais aussi la condition d’appartenance.
Capitalisme médiéval
En dépit de ces quelques contraintes d’ordre moral et législatif, les financiers demeuraient libres de pratiquer leurs propres activités. Sur les marchés, certains s’échangeaient déjà des parts de sociétés privées afin d’en tirer profit. Les injonctions religieuses n’ont quant à elles jamais véritablement banni la pratique du prêt usuraire, pas plus que la spéculation qui sévissait sur les marchés noirs.
Dans les faits, c’est dans le mépris total des traditions et des lois que se sont bâties les plus grandes fortunes du monde médiéval. Ce fut le cas du célèbre marchand de Douai Jean de Boinebroke. Originaire d’une famille modeste, ce patricien né en 1200 s’est enrichi grâce aux pratiques usuraires. Il escroquait volontiers de nombreuses victimes, comme en témoignent les travaux de Georges Espinas.
La fortune de ce personnage fut telle qu’il parvint à posséder de nombreuses propriétés immobilières. Il fit également l’acquisition d’industries au sein desquelles les ouvriers étaient généralement sous-payés. Jean de Boinebroke était à cet égard très impopulaire. Qu’importe, cela ne l’empêchait pas d’user de sa puissance financière afin d’imposer nombre de monopoles commerciaux dont il tira par la suite largement profit.
L’histoire de ce petit marchand rusé illustre une part souvent méconnue de la réalité politico-financière de l’époque : elle nous enseigne que la bourgeoisie exerçait déjà sa propre influence, en dépit de l’esprit traditionnel qui dominait l’ensemble de la société.
Bourgeoisie internationale et structuration de réseaux d’information
En plus de posséder d’immenses fortunes, les riches détenaient sans doute l’élément de pouvoir le plus déterminant d’entre tous : la connaissance en temps réel de l’état politique et financier de l’ensemble des localités d’Occident, qui formaient en ce temps une mosaïque de marchés multiples au sein desquels de nombreuses monnaies étaient échangées. La valeur de ces dernières, instable et mouvante, imposait à quiconque espérait en tirer profit d’en connaître préalablement le cours avec précision.
Les marchands se devaient également de connaître le cours de toutes les sortes de marchandises possibles, afin de savoir lesquelles acheter et revendre aux bons endroits. Ils ont par conséquent bâti de gigantesques réseaux d’information aux quatre coins du monde connu, ce qui leur conférait de sérieux avantages commerciaux tout en faisant d’eux d’excellents consultants politiques.
Bourgeoisie et monarchie absolue
En France, le roi Philippe IV dit le Bel avait constaté que la classe bourgeoise montait en puissance. Couronné le 6 janvier 1286 à l’âge de seulement 17 ans, le souverain se confronta rapidement à l’influence qu’exerçaient en ce temps l’Eglise catholique, l’ordre des Templiers ainsi que de nombreux seigneurs qui bénéficiaient d’une certaine autonomie politique au sein du royaume.
Afin d’imposer partout son autorité, Philippe le Bel fut contraint de chercher de nouveaux alliés. Dans ce cadre, la bourgeoisie semblait être la mieux placée pour consentir à lier son propre destin au roi, car cela l’autorisait à rentrer dans les plus hautes sphères du pouvoir médiéval, elle qui jusque-là en fut soigneusement écartée. Je vous passe ici les détails d’une longue histoire de complots qui aboutit sur l’éradication définitive de l’ordre des Templiers. Le pape, qui avait ouvertement défié Philippe le Bel, fut finalement vaincu et contraint de reconnaître l’autorité pleine et entière du roi sur l’ensemble de son territoire. Les seigneurs, enfin, furent progressivement dépossédés de leurs droits au bénéfice d’un nouveau pouvoir centralisé à Paris.
Philippe le Bel fut ainsi rendu libre de prélever son propre impôt dans tout le royaume, ce qui lui permettait de financer la plus puissante armée de son temps, contre laquelle aucun seigneur ne pouvait rivaliser. L’Etat français s’était également structuré autour d’une nouvelle administration, dont certains postes clés furent confiés à des membres de la bourgeoisie. Les plus généreux d’entre eux pouvaient également faire l’acquisition de titres de noblesse en échange d’un financement suffisant. C’est ainsi qu’apparut l’aristocratie « de robe » qui remplaçait peu à peu l’ancienne noblesse dite « d’épée ».
Ascension bourgeoise en Europe
Finalement, la bourgeoisie a su se rendre utile aux yeux des puissants. Il devenait courant d’en croiser les membres dans les plus beaux palais d’Europe. Ils conseillaient les rois et finançaient parfois leurs projets. Les bourgeois se consacraient aussi à défendre l’idéologie marchande. Ils revendiquaient alors l’amour de l’argent, ainsi que la primauté des intérêts privés sur ceux du reste de la communauté. Ils dénigraient ce faisant tout ce que l’ancien ordre traditionnel avait installé.
Les marchands demandaient aussi aux rois de libéraliser l’économie des nations. Ils espéraient ainsi gagner le droit de spéculer sur les marchés de l’alimentaire, ce qui n’était pas permis jusque-là, afin de mieux s’enrichir au détriment des pauvres et des paysans. Cette demande peut vous sembler injuste et peut-être immorale, mais elle ne l’était pas aux yeux des bourgeois qui revendiquaient l’égoïsme comme l’une des plus belles vertus dont notre humanité est dotée. Cette affirmation peut paraître caricaturale, mais c’est précisément ce que théorisait le philosophe écossais Bernard Mandeville, l’un des pères fondateurs du libéralisme.
La fable des abeilles
Ce philosophe né en 1670 a inspiré de nombreux auteurs tels qu’Adam Smith ou Friedrich Hayek, qui affirmait avoir tiré sa propre notion d’ordre spontané d’une fable signée Mandeville intitulée The Fable of the Bees.
Comme vous le verrez, la revendication de cette fable est particulière. Elle affirme que l’égoïsme est une vertu qu’il ne faut pas réprimer, car cette appétence incite les individus à s’enrichir. Mandeville considère que c’est une bonne chose car les riches, selon lui, aiment s’offrir de gigantesques palais, ils commandent aussi de très grands banquets ainsi que de coûteux vêtements et ce faisant, les riches créent de l’emploi au bénéfice de tous.
Mandeville en conclut donc ce qui suit : « Les vices privés servent le bien commun. » Qu’importe la manière dont les gens s’enrichissent, car la prostitution, le vol et la spéculation se révèlent être nécessaires à la prospérité. Notons que cette théorie, qui n’est pas sans rappeler celle du « ruissellement économique » si chère au président Macron, ne précise jamais si le nombre d’emplois détruits par la prédation financière des plus riches n’est finalement pas supérieur à celui des emplois qu’ils créent en retour. Qu’importe. Le but de cette fable n’est autre que de servir les intérêts de ceux qui l’ont inventée. La bourgeoisie de cette époque était muée par un objectif important qu’elle souhaitait légitimer à tout prix : libéraliser l’économie, afin d’obtenir ainsi le droit de spéculer en son sein.
Laissez faire les hommes, laissez passer les marchandises
En France, la bourgeoisie des Lumières sous l’impulsion de François Quesnay fut à l’origine d’un vaste courant de pensée dit « physiocratique », fortement inspiré des théories d’Adam Smith et de Bernard Mandeville. Les physiocrates y apposèrent l’idée complémentaire d’un « despotisme éclairé », au sein duquel le roi de France n’aurait plus pour mission que d’imposer le libéralisme au peuple.
Les Lumières s’étaient alors constituées en lobby, afin d’essayer de convaincre le roi de France d’endosser ce rôle. Il était surtout attendu de lui qu’il autorise la spéculation des matières premières alimentaires. Le 16 juillet 1774, le poste de contrôleur général des finances fut attribué au physiocrate Anne Robert Turgot, qui s’empressa, dès son entrée en fonction, de libéraliser le marché du grain. Dans la foulée, le prix du blé explosa. La spéculation provoqua de terribles pénuries, ainsi que des famines. Face à la colère du peuple Turgot fut contraint de poser sa démission, et les réglementations furent aussitôt rétablies. Les spéculateurs n’eurent pas d’autre choix que de revendre leurs stocks à des prix plafonnés.
Complots et révolution
Bien que passager, cet épisode spéculatif avait fragilisé toute la société. Le peuple de France imaginait que son roi l’avait volontairement affamé. Les bourgeois quant à eux étaient furieux, puisqu’en destituant de la sorte Turgot, le roi s’était refusé d’endosser le rôle de « despote éclairé » qui était attendu de lui. Dès lors, la pensée des Lumières se radicalisa. Les bourgeois cultivaient de plus en plus d’hostilité à l’encontre du roi régulateur, ainsi qu’à l’encontre de l’Eglise catholique qui demeurait toujours le vecteur d’une morale insupportablement conservatrice et traditionnelle.
Le duc d’Orléans, en sa qualité de maître du Grand Orient de France, rassemblait dans ses palais tous les ennemis du roi afin de comploter contre lui en douce. L’encyclopédiste Denis Diderot confia quant à lui, dans une lettre adressée à Sophie Volland, son souhait profond de révolution qui s’apprêtait, selon lui, à traduire en actes tout ce que la pensée des Lumières avait longuement insufflé dans l’esprit des gens.
Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.
Commander cet ouvrage sur 01-tradition.fr ou sur Amazon.
[1] Evangile selon Matthieu, 19-23.
[2] Saint Thomas d’AQUIN, De regno, chapitre III, 1266.
[3] Saint Thomas d’AQUIN, Somme théologique, question 77, article 4, 1485.
[4] Jacques HEERS, La Naissance du capitalisme au Moyen Âge, 2014.
[5] Régine PERNOUD, Histoire de la bourgeoisie en France, 1981.