12. Tradition et modernité – partie A

« Si tu veux aller vite marche seul. Si tu veux aller loin marchons ensemble. »

Ce dicton me plaît, car il exprime quelque chose d’important : la coopération conditionne le succès. Elle nous ouvre les portes du progrès technique, intellectuel et social. C’est pourquoi la sélection naturelle a toujours favorisé l’apparition de comportements sociaux au sein de notre espèce, mais ceux-ci ne sont pas nécessairement innés. D’un point de vue génétique, nous sommes tous plus ou moins prédisposés à vivre de manière égoïste. En fait, notre degré de sociabilisation naturelle ne dépasse généralement pas l’échelle familiale ou clanique dans le meilleur des cas, ce qui limite fortement notre potentiel coopératif.

Afin de pallier ce problème, nous avons appris au fil des siècles à contrôler nos instincts. Nous avons appris à contenir l’agressivité naturelle qui nous caractérise à l’encontre des inconnus, qui sont inconsciemment perçus comme de potentiels concurrents. Nous avons appris la politesse et le savoir-être. Nous avons appris l’importance du consentement mutuel. Nous avons appris le partage et la générosité. Nous avons appris à réprimer la colère et la jalousie, et nous avons appris à aimer notre prochain. C’est heureux, convenons-en, car dans le cas contraire, nous serions tous inaptes à la vie sociale. Le viol et le meurtre seraient une chose banale. Le calcul personnel et l’égoïsme nuiraient à la sincérité des échanges, et la civilisation n’existerait tout simplement pas.

Il aura cependant fallu, pour que l’on parvienne à ce résultat, que l’on s’adapte aux nombreux impératifs qu’impose la vie macrosociétale. Nous avons par conséquent créé la morale, et nous l’avons transmise au fil des générations qui passent, afin que tout un chacun puisse apprendre à modérer ses propres instincts. Tel est le sens de l’enseignement traditionnel : réprimer la sauvagerie naturelle qui se trouve en chacun de nous, revendiquer la sacralité du don, promouvoir les comportements altruistes et le désintéressement personnel, car l’amour et la générosité sont une condition de puissance commune. Ces qualités sont d’autant plus nécessaires aux hommes que les ressources du monde sont généralement limitées, et réservées de ce fait aux peuples les plus doués de cohésion d’entre tous.

C’est la raison pour laquelle les contes et les mythes anciens chantent si souvent la gloire des « héros », qui sont l’incarnation d’une idée forte : celle du sacrifice personnel au bénéfice du reste de la communauté. Celle de l’individu qui domine ses propres tentations égoïstes, au point d’offrir sa vie pour protéger son peuple.

Progrès

Le progrès civilisationnel repose sur un impératif de collectivisation du savoir, qui suppose de savoir optimiser le degré coopératif des membres d’une société. Lorsqu’un peuple y parvient, son héritage intellectuel s’accroit au fil des générations. Avec le temps, cet héritage peut devenir si grand qu’il n’est plus possible pour un seul homme d’en assimiler l’entièreté du contenu. Les sociétés se voient dès lors contraintes de favoriser la spécialisation intellectuelle de leurs membres, afin qu’ils puissent maîtriser l’un des nombreux aspects de cet héritage : l’art du combat pour certains (bellatores), l’art de produire des richesses pour d’autres (laboratores), ainsi que celui de transmettre du savoir technique, spirituel ou moral aux autres membres de la communauté (oratores).

Chacun pouvait ainsi contribuer de façon complémentaire au bien commun. Les richesses étaient partagées dans l’intérêt de tous. La question d’une rétribution financière individuelle en échange du travail effectué par chacun ne se posait pas encore, car la communauté était en ce temps considérée comme une sorte d’extension naturelle de la cellule familiale.

Contre-société marchande

Avec le temps cependant, l’incessante complexification sociale a imposé aux hommes l’usage de monnaie. Cette invention était révolutionnaire. Elle permettait de fluidifier les échanges, ce qui dynamisait l’économie. C’était positif, mais cela posait aussi de nombreuses questions quant à sa répartition, car tout le monde savait que ceux qui en possédaient beaucoup étaient riches, tandis que les autres étaient pauvres. Chacun espérait donc en posséder le plus possible. Progressivement, l’argent devint beaucoup plus qu’un simple moyen d’échange, et certains se consacrèrent à tout mettre en œuvre pour l’accumuler en grandes quantités. Ce fut le cas des marchands qui circulaient d’une place à l’autre dans le seul but d’échanger des richesses entre elles ou en échange de monnaies.

Les marchands étaient à cet égard souvent méprisés, car leur activité foulait au pied tout ce que les traditions du monde enseignaient aux hommes : ils ne pratiquaient pas le don, et moins encore le sacrifice personnel. Leur profession n’avait pas d’autre but que de prélever partout le plus de richesses possible en échange du minimum en retour ; ce qui constitue le principe même de la rentabilité. C’est ainsi que, pour la toute première fois, l’intérêt personnel primait sur l’intérêt du reste la communauté, aux yeux de l’ensemble d’une catégorie sociale. L’altruisme était peu à peu délaissé au profit du calcul personnel et de l’égoïsme. La figure du héros devenait désuète. On lui préférait celle du « self-made man », qui ne sert que sa propre réussite. En fin de compte, une idéologie nouvelle était sur le point d’apparaître : une idéologie contre-traditionnelle que l’on désigne parfois sous le terme de Modernité.

Les marchands semblaient de surcroît n’appartenir à aucun peuple. Ils formaient une classe de voyageurs, « citoyenne du monde », c’est-à-dire de nulle part, qui se moquait fort du sort des populations locales avec lesquelles elle commerçait. Si l’une d’entre elles disparaissait, que ce soit par la faute d’une guerre ou d’une épidémie, cela importait peu, car les marchands n’avaient qu’à contourner les territoires dévastés avant d’aller pratiquer leurs activités plus loin. En fin de compte, les peuples et les civilisations n’étaient aux yeux de ces gens qu’autant de terrains propices à leur propre prédation financière. Tout ce qui comptait pour eux était de les exploiter, autant que faire se peut.

Afin d’y parvenir, les marchands n’hésitaient pas à pratiquer la spéculation, l’usure et la corruption. Ils provoquaient lorsqu’ils le pouvaient des situations de monopoles qui ruinaient des populations entières. On ne sera donc pas surpris si les marchands étaient si souvent méprisés. Les sociétés traditionnelles les tenaient par conséquent le plus à l’écart possible de la vie politique. Quelques exemples pour illustrer ce fait : dans l’Antiquité grecque, les citoyens de Sparte ne se livraient à aucune activité lucrative. Elles étaient interdites aux citoyens, car cela témoignait d’un souci de soi plus important que celui du reste de la Cité. Ceux qui s’y consacraient devaient renoncer préalablement à leurs droits civiques.

À Rome, il n’était possible d’entrer en politique qu’après avoir fait ses preuves sur le champ de bataille. De cette façon, les guerriers démontraient qu’ils se souciaient de la gloire de Rome bien plus que de leur propre vie. Ceux qui n’y étaient pas prêts étaient indignes de diriger. Notons qu’en ce temps les magistrats ne percevaient aucune rémunération dans le cadre de leur fonction. C’était une manière assez radicale d’écarter des postes de pouvoir les hommes les plus lâches, les calculateurs et les profiteurs. Je m’amuse parfois à imaginer à quel point notre paysage politique serait aujourd’hui différent si l’on conservait encore de telles exigences à l’encontre de nos élites, mais je m’égare, restons pour l’heure dans l’Antiquité.

Les financiers demeuraient en ce temps libres de pratiquer leurs activités. Ils étaient le plus souvent méprisés et privés de citoyenneté, mais ils pouvaient néanmoins s’enrichir. Le commerce était encadré afin d’en éviter les excès, ce qui n’empêchait pas les marchands d’exercer leur influence sur le reste de la population. Ce fut le cas à Athènes, en 594 av. J.-C. En ce temps-là, la bourgeoisie profita d’une forte période d’instabilité afin d’obtenir certains avantages. Elle obtint notamment le droit de pratiquer la spéculation, et le peuple fut ainsi progressivement réduit en esclavage économique. « L’argent et la loi, la richesse et la justice sont dès lors devenus des puissances opposées » à Athènes, comme le décrivait l’historien de l’économie Henri Denis[1].

Le tabou de l’argent

Il est de ce fait relativement fréquent de trouver dans la culture antique athénienne l’expression d’un fort ressentiment populaire à l’encontre des riches. On peut lire notamment dans les pièces de Sophocle « qu’aucune mauvaise institution n’a jamais germé chez les hommes que l’argent. Les villes il les saccage, il chasse les hommes de leur maison, il imprègne et détraque les esprits des mortels, et incite aux plus honteuses entreprises[2] ».

De semblables condamnations se trouvent également dans les travaux de Platon. Dans Les Lois notamment, le philosophe dénonce la pratique commerciale qui, selon lui, « incite les hommes à mentir et faire preuve de mauvaise foi[3] », car « l’argent, précise-t-il, est le parent de toutes les choses méchantes et honteuses[4] ».

Platon croyait utile à cet égard que d’écarter les riches du gouvernement, car le pouvoir entre leurs mains ne peut aboutir que sur d’incessantes colères, des injustices et des révoltes populaires. Aristote, son disciple, fit un constat sensiblement similaire. Il affirmait notamment que « l’homme d’affaires est un être contre nature », avant d’ajouter que « la richesse n’est pas le bien suprême qu’il nous faut chercher[5] ». Aristote pensait que l’enrichissement personnel était une chose honteuse, vicieuse et socialement destructrice. C’est pourquoi le philosophe préconisait de déchoir de leur citoyenneté tous les commerçants, car ceux-ci « ne sont au service que d’eux-mêmes, et non du reste de la Cité ».

En dépit de ces propos radicaux, Aristote ne s’opposait pas aux échanges économiques et moins encore à l’usage de monnaies pour y parvenir. Le philosophe défendait simplement les vertus d’une économie saine et « naturelle » face aux dangers d’une économie plus spéculative. Pour lui, l’économie naturelle se contente d’utiliser l’argent comme simple moyen d’échange, au contraire de l’économie spéculative qui considère l’argent comme une véritable fin en soi. Pour le comprendre, je propose d’imaginer les trois cas de figure suivants :

  • Premier exemple :

Un meunier produit de la farine et son voisin produit du lait. Le meunier propose au laitier d’échanger une part de sa production contre celle de son voisin. Les deux parties créent de la richesse et ils se l’échangent. Nous sommes donc, selon Aristote, dans le cadre d’une économie saine.

  • Deuxième exemple :

Le meunier propose au laitier de lui vendre de la farine contre de l’agent, car il n’a pas besoin de lait tout de suite. L’argent fait donc office d’intermédiaire dans l’échange, ce qui n’empêche pas les deux parties de produire de la richesse l’une au bénéfice l’autre. Nous sommes donc également, selon Aristote, dans le cadre d’une économie parfaitement saine et naturelle.

  • Troisième et dernier exemple :

Un riche et très puissant marchand rachète l’intégralité des stocks de farine de tous les meuniers du canton. Le laitier n’en trouve plus, et le peuple non plus. La famine est sur le point d’éclater. Alors, pour ne pas laisser leurs fils et leurs filles mourir de faim, les gens se montrent prêts à payer le prix du blé dix fois plus cher qu’à l’accoutumée. Le commerçant décide alors de revendre tout son stock dix fois plus cher qu’il ne l’avait précédemment acquis.

Dans cette affaire, le commerçant-spéculateur n’a rien produit d’utile au bénéfice du reste de la communauté. Il s’est donc enrichi au détriment des autres. Les choses ne s’arrêtent pas là car le peuple s’est appauvri, et l’argent commence à manquer. Une crise est sur le point d’éclater, ce qui permet au riche marchand de prêter son argent au peuple en échange, évidemment, d’un intérêt conséquent.

Le peuple, ruiné, n’aura pas d’autre choix que d’accepter. Il se condamnera alors à travailler deux heures de plus chaque jour afin de rembourser sa dette. Le riche commerçant disposera ainsi du peuple comme d’un esclave. Ce faisant, le commerçant deviendra de plus en plus riche, sans jamais servir les intérêts de quiconque. Si personne ne l’arrête, il pourra reproduire l’opération autant de fois qu’il le souhaite, jusqu’à ce que la société soit ainsi totalement pillée.

Nous ne sommes évidemment plus, selon Aristote, dans le cadre d’une économie saine et naturelle, car l’argent n’a pas servi d’intermédiaire à l’échange. Il s’est transformé en moyen d’oppression financière, au bénéfice d’un homme qui parasite toute la société.

Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.

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[1] Henri DENIS, Histoire de la pensée économique, 2008.

[2] Sophocle, Antigone, -441.

[3] Platon, Les Lois, Livre IV -415.

[4] Platon, La République, Livre VIII.

[5] Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre I.

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