10. Notre mémoire collective
Il est courant de croire que notre personnalité résulte de nos expériences passées, de notre vécu, ainsi que de notre histoire et, par extension, des souvenirs que nous conservons de ces évènements. Si c’est ce que vous pensez, alors accrochez-vous, puisqu’il s’avère que notre mémoire se déforme au contact de notre entourage. C’est ce que démontrent les travaux d’Elizabeth Loftus, qui s’est consacrée à étudier les nombreuses « failles » de notre mémoire.
Témoignages et descriptions d’un accident de la route
L’expérience suivante fut menée en 1974. Elle consistait à diffuser un court extrait vidéographique d’un accident de la route[1]. Le public devait ensuite décrire la scène qu’il venait de visionner le plus fidèlement possible, et l’on s’est alors aperçu que le vocabulaire qu’employaient les enquêteurs conditionnait fortement l’intensité du récit des témoins. La violence de l’impact fut à cet égard presque toujours sous-évaluée lorsque les enquêteurs usaient d’un vocabulaire léger, par exemple lorsqu’ils demandaient de décrire le moment où les voitures se sont « touchées ».
Dans le cas contraire, les témoins avaient tendance à suréxagérer la violence de l’impact lorsqu’on leur demandait de décrire l’instant où les voitures se sont « percutées » voire « encastrées ». Dans ce cas, les récits faisaient état d’éclats de verre et de tôle, alors que rien de tel n’apparaissait dans la vidéo originelle.
On sait depuis cette époque que la tournure des phrases employées dans le cadre d’un interrogatoire peut en altérer la valeur.
Un voyage imaginaire
Dans le cadre d’une seconde expérience, de nombreux volontaires ont consenti à commenter d’anciennes photographies réalisées lorsqu’ils étaient enfants[2]. Pour ce faire, la famille des témoins s’est chargée d’en faire parvenir à l’équipe d’Elizabeth Loftus, laquelle s’est ensuite employée à falsifier secrètement l’une d’entre elles. Cette photographie « arrangée » présentait le témoin, enfant, accompagné de ses parents dans une montgolfière, alors qu’aucun des participants n’avait jamais mis les pieds dans une telle embarcation.
Mais la suggestion d’un tel événement, accompagnée d’un élément de « preuve » crédible, en apparence, a su convaincre la plupart des témoins du contraire. Après quelques hésitations, ceux-ci affirmaient qu’ils s’en souvenaient. Certains parvenaient même à décrire cet instant avec beaucoup de précision, alors qu’aucun d’entre eux ne l’a jamais vécu.
Cela peut sembler difficile à croire, et pourtant le cerveau humain a l’habitude de reconstituer, plus ou moins partiellement, de nombreux souvenirs dégradés par le temps. Il y rajoute de la couleur, des émotions et des sensations perdues, afin de rendre à la scène toute sa cohérence au moment où l’on s’en souvient. Il est donc aisé pour lui de fabriquer de faux souvenirs de toute pièce, dès lors qu’on s’est convaincu de leur effectivité.
Le problème des témoignages dans le cadre d’une enquête criminelle
Les criminologues le savent bien : plus le temps passe, plus nos souvenirs se « déforment ». Le professeur Stephen Porter ainsi que la célèbre psycho-criminologue Julia Shaw se sont à cet égard consacrés à démontrer que près de 70 % des membres de notre espèce peuvent s’attribuer sincèrement la responsabilité d’un crime qu’ils n’ont en réalité jamais commis, à la suite d’un interrogatoire orienté[3].
On sait aussi que le stress, l’anxiété et les émotions fortes ont la faculté de favoriser l’apparition de faux souvenirs en pagaille. Ce phénomène fut étudié aux Etats-Unis, à la suite d’une terrible fusillade survenue dans un collège[4]. De nombreux étudiants s’étaient alors persuadés d’avoir visualisé le tireur en action, alors qu’ils n’étaient pas présents au bon endroit au moment des faits. Mais la panique générale, le stress social et l’échange anarchique d’émotions fortes furent à l’origine d’une épidémie de récits incohérents, contradictoires et souvent faux : les enquêteurs n’ont par conséquent eu d’autre choix que de reconstituer les événements par eux-mêmes.
Plus étonnant encore : certains élèves, qui n’étaient pas présents au moment des faits, étaient hantés par des images autosuggérées de cet événement traumatisant, au point de ne plus savoir distinguer leurs propres souvenirs de ceux dont ils avaient socialement hérité. Cette triste expérience nous montre que notre mémoire n’est pas infaillible. Si l’on considère que nous sommes le reflet de notre passé, il faut aussi considérer l’influence socio-émotionnelle considérable que notre entourage exerce sur son interprétation[5].
Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.
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[1] Elizabeth LOFTUS et John PALMER, « Reconstitution of automobile destruction: an example of the interaction between language and memory », 1974.
[2] Elizabeth LOFTUS, « Our changeable memories: legal and practical implications », 2003.
[3] Julia SHAW et Stephen PORTER, « Constructing rich false memories of committing crime », 2014.
[4] Jay MATHEWS, « Sniper firing at school kills child, injures 13 before shooting himself », 1984.
[5] Ce n’est pas le sujet ici, mais l’influence qu’exercent nos émotions sur notre perception du passé permet aussi d’expliquer de nombreuses expériences prétendument « surnaturelles » qu’un certain nombre de personnes croit avoir vécues à la suite d’un trauma. Il peut s’agir du décès d’un proche, d’un accident grave ou plus simplement d’une dépression qui prédisposent l’individu à se convaincre qu’il a vécu quelque chose d’inhabituel, tel qu’un « voyage astral », une sortie hors de son corps, ou l’apparition d’un personnage tel que le Christ. Ces « visions » sont systématiquement conditionnées par la culture et l’imaginaire de ceux qui en font l’expérience, comme le démontrent les travaux de Keith Augustine.