09. L’art et la manière
La scène qui va suivre se passe dans un musée d’art contemporain. Au milieu des œuvres se trouve un tuyau d’arrosage, posé directement à terre et semblable à n’importe quel autre. Mais il ne s’agit pas d’un oubli de la part du personnel d’entretien, non. Cet objet est une création manifestement mise en lumière par quelques projecteurs.
Une question de point de vue
Celui qui l’a posé là est un artiste réputé que l’on se plaît parfois à qualifier d’« audacieux » dans le petit monde élitiste de l’art contemporain. Et pourtant, cet artiste n’est pas le premier à exposer ainsi des œuvres dépourvues de toute forme de plus-value. On peut à cet égard évoquer le célèbre peintre Salvator Garau, qui est à l’origine d’un concept pour le moins surprenant de « sculpture immatérielle » : il s’agit donc ici, ni plus ni moins, que de créations dépourvues de toute forme d’existence physique.
Elles n’existent, autrement dit, nulle part ailleurs que dans l’imagination de leur auteur : « Ça fait des années que je pense à ces sculptures invisibles », témoignait alors Salvator Garau dans les lignes de L’Unione Sarda, avant de conclure : « Mais ce n’est que maintenant que j’ai décidé de les exposer. » Si vous pensez qu’il ne s’agit là que d’une plaisanterie, alors détrompez-vous. Il existe en réalité de nombreux amateurs d’art prêts à débourser de fortes sommes afin d’observer, et parfois « posséder », ce genre de créations.
Si vous en doutez toujours, sachez que l’une de ces œuvres, intitulée Io Sono, s’est vendue au mois de mai 2021 contre la somme, bien réelle quant à elle, de 15 000 €[1]. Et si cela vous donne envie de mettre vos propres tuyaux d’arrosage en vente, ou de lancer une enchère sur votre dernière sculpture de « vide », alors sachez que vos chances de succès sont malheureusement quasi nulles, parce que personne ne s’intéresse naturellement à de telles choses sans y avoir été préalablement conditionné. Je crois donc nécessaire de le dire ici très clairement : ce qui compte vraiment, lorsque l’on évalue la qualité d’une œuvre, n’est pas tant sa nature objective que la manière dont on nous a subjectivement appris à l’apprécier.
Les amateurs d’art contemporain sont de ce fait capables d’adhérer à l’idée qu’un simple urinoir, un tuyau d’arrosage ou même des excréments humains (Piero Manzoni) puissent avoir une forte valeur artistique. Mais il faut pour cela qu’une autorité de prestige l’ait préalablement validée, en accréditant la croyance selon laquelle ces œuvres présentent effectivement de l’intérêt, sans quoi personne n’y croira.
Cette autorité peut être celle d’un musée mondialement reconnu, qui consent à exposer votre tuyau d’arrosage, la critique d’un spécialiste de renom qui s’émerveille de vos créations, ou celle de très riches spéculateurs qui investissent de fortes sommes dans votre art.
Mais dans tous les cas, vous aurez besoin de donner l’apparence du prestige à votre création, sans quoi aucun public ne s’y intéressera. Afin d’y parvenir, il faut être déjà connu dans le petit milieu de l’art contemporain, ou bien connaître quelqu’un d’assez réputé pour vous y aider.
Réseaux et cooptation
Vous ne pourrez donc vous imposer dans ce milieu que grâce à la cooptation. Il en est de même dans presque tous les autres domaines : musical, politique, professionnel ou médiatique… La seule chose qui compte véritablement, ce sont vos relations. C’est pourquoi « talent » et « succès » ne s’y confondent qu’en de rares occasions. À la radio, les chanteurs les plus diffusés ne sont pas forcément les plus talentueux. On peut réaliser le même constat en politique : ceux qui font les plus longues carrières ne sont pas toujours les plus compétents. Au fond, la seule vraie différence entre le monde de l’art et celui de la politique, c’est qu’on vend dans le premier cas des « Merda d’Arstista » à 1 200 € le gramme aux riches, tandis qu’on préfère vendre dans le second cas des candidats présidentiables au peuple. Le pire, dans tout ça, c’est que ça fonctionne très bien. Tout cela est navrant.
Il est vrai que le caractère fort « moutonnier » dont notre espèce est dotée peut nous sembler exaspérant à bien des égards. C’est d’autant plus flagrant lorsqu’on le constate chez d’autres que soi, alors que rien au fond ne nous distingue d’un amateur d’art contemporain, ni même d’un électeur dont les idées nous déplaisent. La seule chose qui nous sépare véritablement, ce sont les croyances auxquelles nous avons été conditionnés, car ce sont elles qui déterminent notre façon d’aimer la vie, de juger, de penser, d’apprécier et de détester le monde.
Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.
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[1] Le 18 mai 2021 à Milan dans le cadre d’une vente aux enchères organisée par la fondation Art-Rite.