Chapitre 01 : Une histoire de communication
En 1959, Eugène Ionesco publia l’une de ses plus célèbres pièces de théâtre. Intitulée Rhinocéros, cette œuvre dépeint la prolifération d’une épidémie fantasque : la rhinocérite, qui transforme tous les habitants d’une ville en rhinocéros. Métaphoriquement, cette maladie incarne la propagation d’idéologies totalitaires qui se sont répandues en Europe à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Être un rhinocéros signifie donc, sous la plume de l’auteur, que l’on adhère aveuglément à n’importe quelle croyance sans prendre la peine d’en évaluer préalablement la valeur, ce à quoi le personnage central de cette histoire s’oppose fermement.
Afin d’y parvenir, celui-ci se confronte à la pression sociale qu’exerce sur lui tout son entourage. À la fin de la pièce, constatant que tous ses proches sont devenus des rhinocéros, le personnage se lève et déclare : « Je suis le dernier homme, et je le resterai jusqu’au bout. Je ne capitule pas. » Ce cri du cœur souligne l’importance de se préserver des normes sociales.
Anticonformisme et liberté
Ionesco est un auteur engagé. L’ambition de son œuvre est de nous convaincre que l’anticonformisme nous préserve de l’influence néfaste des pires idéologies. Tout comme le héros de son histoire, nous sommes invités à nous émanciper des normes sociales qui entravent notre capacité à distinguer le vrai du faux, ainsi que le bien du mal. Sur le fond, ce message est conforme à ce que pensent presque tous les Occidentaux depuis la seconde moitié du XXe siècle, comme en témoignent les phrases injonctives suivantes, que vous avez sans doute déjà entendues : « Pense par toi-même ! », « Fais-toi ton propre avis, réfléchis par toi-même, ne sois pas un mouton ! »
Peut-être même les avez-vous déjà prononcées, car de façon presque paradoxale, l’anticonformisme est devenu notre norme. Je constate au passage que ceux qui sont le plus friands de ces phrases injonctives sont généralement convaincus qu’ils échappent au caractère moutonnier qu’ils dénoncent. Ils se croient capables d’évaluer la pertinence de n’importe quelle information, et si d’aventure quelqu’un devait ne pas partager leurs conclusions, ils s’empresseront d’accuser l’influence d’une quelconque idéologie trompeuse qui fausserait le jugement de leurs contradicteurs. « Les gens ne réfléchissent pas », disent-ils, et sans vous l’avouer vraiment, ils voudraient que vous pensiez que leur avis est fondé, réfléchi et pesé, au contraire de celui des autres.
Il me semble dans ces conditions difficile de croire en la sincérité de ces déclarations, qui ne se révèlent être, dans la plupart des cas, qu’une manière déguisée de se conforter soi-même dans ses propres opinions tout en dénigrant celles des autres. Le plus drôle, c’est que nos sociétés sont remplies d’individus convaincus d’avoir mieux compris le monde que n’importe qui, et lorsque ces gens se confrontent à d’autres avis différents du leur, la facilité les incite à croire qu’ils sont les seuls capables de penser correctement. Le problème, comme le chantait Perret, c’est qu’on est tous « le con de quelqu’un » qui s’estime plus légitime que nous dans l’art de distinguer la vérité du mensonge. Se pourrait-il, dans ces conditions, que nous soyons finalement tous « cons », chacun à notre propre façon ? C’est probable, comme en témoignent les pistes de réflexion suivantes.
La première consiste à rappeler que nous ne sommes pas suffisamment doués d’intelligence pour vérifier rationnellement l’ensemble des croyances auxquelles nous adhérons. Certains se sont certes convaincus du contraire. Il importe donc d’essayer comprendre pourquoi tant d’Occidentaux se croient capables de se forger un avis lucide sur tout.
L’avancée technologique dont nous faisons collectivement preuve n’y est probablement pas pour rien : nos nombreuses prouesses techniques et scientifiques témoignent d’une intelligence humaine particulièrement développée. En tant que membre et représentant d’une race aussi ingénieuse, chacun peut aisément croire qu’il est doué d’un formidable potentiel intellectuel.
Pourtant, de nombreuses études démontrent que l’intelligence individuelle des membres de notre espèce ne se distingue presque pas de celle dont font preuve certains animaux. Les corbeaux, par exemple, sont capables de résoudre des casse-tête qui laisseraient nombre d’entre nous perplexes [1], comme en témoignent les travaux de Mathias Osvath et de Can Kabadayi [2]. La célèbre gorille Koko, connue quant à elle pour être parvenue à maîtriser le langage des signes, fut évaluée à près de 80 de quotient intellectuel [3]. C’est plus, à titre de comparaison, que le QI moyen d’un pays tel que l’Inde ou l’Algérie [4].
L’étude la plus aboutie en la matière est celle d’Esther Hermann et de Mike Tomasello [5], deux éminents chercheurs de l’institut d’anthropologie Max-Planck, qui quantifièrent l’intelligence humaine afin de la comparer à celle de nombreuses autres espèces. Leur constat dans ce cadre fut sans appel : nos capacités d’évaluation spatiale, quantitative et causale ne se différencient presque pas de celle des orangs-outangs et des chimpanzés. Au final, les êtres humains ne se distinguent des autres espèces que lorsqu’ils font appel à des concepts cognitifs qu’ils n’ont pas élaborés « par eux-mêmes », mais dont ils ont hérité dans le cadre de leur éducation, tels que la géométrie, les maths et l’algèbre par exemple.
L’intelligence humaine est sociale
L’intelligence humaine est sociale. Elle dépend de notre aptitude à apprendre et à enseigner des choses que l’on ne serait pas capables d’élaborer nous-mêmes, mais que d’autres se sont chargés d’intellectualiser à notre place. Le nombre Pi, par exemple, ou la liste des planètes au sein de notre système solaire sont des notions que l’on s’est contentés d’apprendre dans la plupart des cas sans aucune vérification préalable. Cela signifie que le vecteur de notre intelligence est social. Il s’agit du langage, propre de l’homme selon Descartes, qui conditionne notre capacité à transmettre et assimiler des connaissances. C’est pourquoi le niveau de développement des populations est généralement lié à leur niveau d’aptitude à la communication.
Évolution des moyens de communication, intelligence collective et spécialisation cognitive individuelle
Les premières sociétés humaines sont apparues en même temps que le langage oral, qui permet d’encoder des informations complexes sous la forme de sons. C’est efficace, mais il faut rester à la portée de son interlocuteur pour pouvoir s’adresser à lui. Cette contrainte spatiale et temporelle a longtemps limité le degré de développement des populations à de très modestes niveaux : si vous avez déjà joué au jeu du « téléphone arabe », vous savez que l’information se perd lorsqu’on la répète à de nombreuses reprises.
Afin de nous émanciper de cette contrainte, nous avons dû inventer d’autres moyens de communication tels que l’écriture, qui permet de faire voyager des informations plus loin dans l’espace et le temps. Grâce à elle, nous pouvons lire encore aujourd’hui de nombreux textes qui ont traversé les siècles depuis l’Antiquité. Cette prouesse est inaccessible aux animaux. Lorsqu’un vieux corbeau décède, il emporte avec lui le fruit de ses propres découvertes ainsi que l’ensemble des conclusions qu’il en a tirées. L’espèce des corbeaux se condamne par conséquent à redécouvrir sans cesse ce qui l’a déjà été par le passé, comme un éternel retour au point de départ.
Autrement dit : les membres de l’espèce humaine ne sont pas forcément plus intelligents, mais grâce au langage, ceux-ci sont capables de transmettre du savoir qui s’accumule au fil des générations : ce que les anciens savent, les plus jeunes l’apprendront. Ces derniers pourront par conséquent se consacrer à de nouvelles découvertes et d’autres avancées qu’ils transmettront à leur tour à leurs propres enfants. On peut à cet égard considérer que les humains « sous-traitent » leur propre compréhension du monde à ceux qui sont morts.
C’est une chance incroyable. Imaginez seulement, s’il fallait redécouvrir sans cesse les inventions du passé. Nous n’en finirions pas. Prenons ici l’exemple de la roue, qui résulte d’un cheminement cognitif long de plusieurs siècles que nous serions bien incapables de rattraper seuls. Nous serions probablement plus embarrassés encore s’il fallait que l’on redécouvre « par nous-mêmes » la valeur de Pi, que nous croyons connaître à quelques décimales près sans pour autant en maîtriser la démonstration mathématique, ce qui signifie que cette valeur repose, pour la plupart d’entre nous, sur de simples croyances sociales que nous ne savons pas démontrer. Il s’agit bien entendu là de croyances justifiées d’un point de vue mathématique, mais elles n’en sont pas moins des « croyances », à partir du moment où l’on n’est pas capables d’en vérifier personnellement la justesse.
À l’instar de ce nombre, la plupart des choses que nous croyons savoir sont en réalité fondées sur des croyances sociales auxquelles nous nous conformons. Rassurez-vous : rien n’est plus normal, comme l’affirmait déjà Tocqueville en 1835 [6] :
« Si l’homme, écrivait-il, était forcé de se prouver à lui-même toutes les vérités dont il se sert tous les jours, il n’en finirait point ; il s’épuiserait en démonstrations préliminaires sans jamais avancer ; comme il n’a pas le temps, à cause du court espace de sa vie, ni la faculté, à cause des bornes de son esprit, d’en agir ainsi, il en est réduit à tenir pour assurés une foule de faits et d’opinions qu’il n’a eu ni le loisir ni le pouvoir d’examiner et de vérifier par lui-même, mais que de plus habiles ont trouvés ou que la foule adopte.
C’est sur ce premier fondement qu’il élève lui-même l’édifice de ses propres pensées. Ce n’est pas sa volonté qui l’amène à procéder ainsi : la loi inflexible de sa condition l’y contraint. Le sociologue d’ajouter : il n’y a pas de si grand philosophe qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit lui-même. Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable. Un homme qui entreprendrait d’examiner tout par lui-même ne pourrait accorder que peu de temps et d’attention à chaque chose : ce travail tiendrait son esprit dans une agitation perpétuelle qui l’empêcherait de pénétrer profondément dans aucune vérité et de se fixer avec solidité dans aucune certitude. Son intelligence serait tout à la fois indépendante et débile.
Il faut donc que, parmi les divers objets des opinions humaines, il fasse un choix et qu’il adopte beaucoup de croyances sans les discuter, afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont il s’est réservé l’examen. »
C’est pourquoi nous sommes contraints de nous spécialiser d’un point de vue intellectuel : nous choisissons nos études, notre parcours scolaire, ainsi que notre champ d’expertise professionnelle. Nous consacrons ce faisant le plus clair de notre temps à un segment de compétences spécifiques, que notre « petite » cervelle sera capable d’assimiler. C’est à cette unique condition que l’on se donne véritablement les moyens de penser par « nous-même »… dans les limites de notre propre spécialisation. Le problème, c’est qu’on finit toujours par appuyer nos démonstrations sur d’autres notions qui échappent à nos compétences. Les « sachants » et les « savants » sont donc avant tout des « croyants », contraints, tout comme nous, à la sous-traitance d’une part essentielle de leur propre compréhension du monde.
Je crois donc nécessaire de le dire ici très clairement : lorsqu’un être humain nous parle, ce sont en réalité des siècles d’histoire qui s’expriment à travers lui. Cette faculté unique au sein du règne animal est notre chance et notre malheur tout à la fois. Elle permet l’émergence des plus belles civilisations tout en nous condamnant à la crédulité, car l’humanité a besoin de « croire » et d’apprendre sans vérifier. La question n’est donc pas de savoir si cela est désirable ou non. Elle est moins encore de savoir s’il faut s’en préserver. La question pourrait être en revanche : pourquoi se conforme-t-on à une croyance en particulier, puisqu’on n’est pas capables d’en vérifier personnellement la justesse ? Et dans quelle mesure cela pourrait-il nous nuire ?
Ce chapitre est extrait d’un ouvrage intitulé 01-Tradition : Echapper à la catastrophe sociale, écologique et migratoire.
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[1] Esther HERMANN et al., « Ravens parallel great apes in physical and social cognitive skills », 2020.
[2] Can KABADAYI et Mathias OSVATH, « Ravens parallel great apes in their planning abilities », 2017.
[3] Francine PATTERSON et Eugene LINDEN, The Education of Koko, 1981.
[4] Richard LYNN et Tatu VANHANEN, IQ and the Wealth of Nations, 2002.
[5] Esther HERMANN et al., 2008.
[6] Alexis de TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, 1835.